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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Au service des postes

- Elle n’est pas un peu petite ta moustache ?

- Tu rigoles, t’as pas vu la tienne ?

John et Marlowe avaient vieilli mais ils conservaient leurs uniformes, et cette proximité naturelle qui est la marque des grandes amitiés. Les deux avaient fait carrière dans le service des postes, préférant la vie au grand air au confort incertain des bureaux.

Facteurs depuis leur jeunesse, ils avaient battu la campagne, sillonné les routes, développé des techniques pour traverser les champs. Leurs victoires sur le temps s’affichaient en médailles, toujours prompts à délivrer missives et colis, toujours d’attaque pour distraire les familles par quelque bonne nouvelle.

Dès qu’on les voyait, on se réjouissait. Ils savaient susciter la joie par leur passage, éveiller les curiosités par le franchissement d’un gué, créer l’admiration en dévalant les collines. Leurs manœuvres audacieuses pour éviter l’obstacle, pour contourner les tranchées, pour fondre sur le village, toutes ces actions vaillantes faisaient leur fierté, et celle des postes et des télécommunications.

Le képi toujours vissé sur la tête, les poches toujours remplies de lettres et de commandes, distribuant çà et là des conseils avisés, c’est peu dire qu’ils étaient suivis. À la fin de leur tournée, ils savaient mobiliser de vastes mouvements de foule, organiser des bataillons d’enfants toujours contents de les suivre, et imaginer les manœuvres qui les rendaient célèbres.

Grâce à leur courage, à leur abnégation, à la qualité virile de leur dévouement, ils furent pendant des années les messagers de la paix et de la concorde nationale. C’est peu dire qu’ils réconcilièrent les nations.

Ils furent postiers toute leur vie et collectionnaient les étoiles.

« Tu te souviens de la fois où nous avons vaincu les éléments ? » dit l’un. « De cette hécatombe évitée dans la distribution du courrier ? » Ils soupiraient, comblés de beaux souvenirs.

Aujourd’hui le métier de facteur est en train de disparaître. Moins de lettres, moins de papier. La bataille est ailleurs, peut-être dans la rapidité.

On peut s’en émouvoir et même regretter, ou conclure sagement avec Marlowe « que toutes les guerres ne peuvent être gagnées ».

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Au service des postes
[Rabat, 2017]

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