Menu General

[Chroniques minuscules] II

Chroniques
Chronique précédente

Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques
Source gallica.bnf.fr / BnF
Attente

Deux heures que mon oncle attendait. Il commençait à faire un peu tapisserie.

Le rendez-vous était important, il l’avait préparé. Il en allait de son futur, de sa carrière, et il se repassait les mots qu’il aurait à prononcer. Dans un tel état d’esprit, l’attente ne fait pas peur, elle est au contraire cette petite antichambre de l’action où l’on aime patienter, où les minutes s’égrènent, où l’on refait sa vie, comme préservé de la tension qui va suivre.

Mon oncle s’était donc assis. Là où on lui avait dit. Et il était resté là. Sous les ors de la République, il paraissait plus petit, la pièce, d’ailleurs, le lui faisait bien comprendre. Elle ne respectait qu’elle-même, se sentait grandiose et ne souffrait d’aucune comparaison. Puissante, à l’abri du temps, elle en avait vu défiler des importuns, des quémandeurs, des mécréants, des jeunes ou des vieux, et toute une panoplie de grands serviteurs. Les maîtres des lieux pouvaient bien passer, elle, restait. Elle savait qu’elle incarnait la puissance du symbole, la force des représentations, et qu’elle pouvait écraser le péquin comme le haut fonctionnaire.

Elle s’en pavanait.

Mon oncle sentit tout cela. Il sentit l’absurde de la situation, la volonté de briser sans instruments, la volonté d’en imposer sans prononcer un mot, la volonté de réduire les têtes, la volonté de forcer les esprits à la génuflexion.

Il se rebella.

Son combat était silencieux. Il prit d’abord la mesure de l’adversaire, il jugea la pièce, l’attente, son rendez-vous, son avenir, et peut-être son destin. Il eut l’idée d’un plan. Un plan audacieux dont l’essence était de n’en rien paraître. Un plan qui pouvait s’apparenter au néant mais qui serait son contraire.

Il commença doucement par l’immobilité. La pièce ne vit rien, ne sentit rien, sinon qu’il ne bougeait plus. Elle ne comprit pas la manœuvre et le laissa en paix. Il poursuivit par l’imprégnation. Assis là depuis des heures, il s’imagina disparaître. La pièce cette fois sentit le danger, elle tenta d’appeler, de faire que les huissiers viennent la débarrasser de cet horrible importun qui rentrait dans ses côtes. C’était trop tard, tout le monde était parti.

Il entama enfin la fusion. Il ne s’agissait plus de disparaître mais de se fondre, d’être là sans l’être tout à fait, de ne faire plus qu’un avec la banquette, avec le sol, avec les murs, de s’unir aux tapisseries, aux lambris, de rejoindre le décor. La pièce résista, elle ne voulait pas de ce corps étranger, de ce pied-de-nez à sa bienséance, de cet affront à sa puissance.

Le combat fut épique, il dura toute la nuit, mais au petit matin mon oncle l’emporta.

Il siège à présent dans la pièce, il s’est uni à elle, on ne le remarque pas. Il est là, on ne le voit plus. Mais l’ensemble a perdu de sa superbe, les visiteurs trouvent l’endroit plus simple, peut-être plus accueillant. La pièce ne dit rien, elle semble avoir accepté l’humain.

L’autre jour, le ballon d’un enfant a roulé jusqu’aux pieds de mon oncle. « Tu as vu Maman, on dirait qu’il y a quelqu’un. » « Mais non mon chéri, c’est juste un reflet. Viens, Papa nous attend. »

Ni l’enfant, ni sa mère n’ont vu le sourire de mon oncle. Un sourire paisible qui n’exprime plus l’attente.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Attente
[Rabat, 2017]

Chroniques
Chronique précédente