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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Confusion

« Et en plus, tu as grossis ! » Mon épouse a une franchise qui l’honore, mais là je tombais des nues.

« Mais puisque je te dis que ce n’est pas moi ! » La discussion, on le voit, était mal partie.

C’est en rangeant mon bureau que je l’avais découvert. Peut-être un oncle ou un lointain cousin. La ressemblance était là, incertaine. L’idée d’une relation qui s’arrêtait à mi-chemin. Rien dans les détails ne me correspondait, le tout pourtant semblait me désigner.

« Si tu le dis. Mais tu devrais quand même faire un régime ! » Je ne sus que répondre.

Que peut-on dire quand l’erreur se transforme en jugement ?

C’est en regardant plus attentivement la photo que je fus pris d’un doute. Se pouvait-il qu’elle ne représente pas le passé ? La confusion m’envahit. Toujours l’image renvoie à l’antériorité, ce qui se voit est constamment en retard sur le présent, et cette tendance vaut d’autant plus que l’on est plus loin de l’objet observé. Les étoiles chaque nuit en témoignent. Nous pensons dans le présent mais nous voyons dans le passé. Il n’y a que les idiots qui se croient sans épaisseur temporelle. Ce sont des faits qui ne se discutent pas. Tout cela je le savais. Et pourtant, il y avait un je-ne-sais-quoi de vieilli dans la reproduction mais ce vieilli semblait pointer vers le futur. Et cette assertion était déjà un affront à l’ordre naturel. Sans tout à fait me reconnaître, je commençais à me deviner. Comme une sorte d’évocation d’un avenir qui me serait étranger.

Je réalisais soudain que je me contemplais. Je compris cette chose insensée d’une image non datée, d’une image ultérieure, d’une image abominable qui ne pouvait être vue. Je fus pris d’une sorte d’effroi.

Là, c’était bien moi, mais dans quelques années. Et cet être diabolique qui me regardait paraissait presque content de mon effarement. Il semblait déjà savoir ce que je deviendrais.

« Et surtout, balance cette redingote qui te fait plus vieux ! » Les paroles de ma femme me sortirent de ma torpeur.

Je rangeais prestement la photo. Incapable de contrôler le tremblement de mes doigts.

J’avais vu mon avenir. Et l’homme que je serais me faisait déjà peur.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Confusion
[Rabat, 2017]

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