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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF /
Départ

La photo est trompeuse. Malgré les au-revoir et les saluts des bras, on l’avait échappé belle.

Ils étaient venus d’on ne sait où, mais ils comptaient bien rester. Nul ne sait pourquoi ils avaient choisi notre planète et jusqu’au bout cette question resta sans réponse, incapables que nous étions de comprendre un traître mot de leur jargon.

Nos premiers échanges furent difficiles. À nos légitimes interrogations, « moi Français, toi quoi ? », il répondrait invariablement par un « argh, argh » que nos meilleurs cryptologues étaient bien en mal de déchiffrer.

Certains émirent l’hypothèse qu’il pouvait s’agir d’une invasion d’Anglais, déguisés pour nous duper. Mais leur totale absence d’humour rendit caduque la supposition. On utilisa ensuite le langage des signes, on désigna le ciel avec nos mains, et eux semblaient répondre en tapant du pied. Ce qui inquiéta nos militaires. On n’arrivait à rien.

Fatiguées, nos équipes sur le terrain décidèrent de faire une pause. Nos casse-croûtes – pain, fromage, vin rouge – semblèrent intéresser les étrangers. « Toi avoir faim ? » dit l’un de nos spécialistes à l’un de ceux qui s’approchait, et il mima sa question en se tapotant le ventre. Cette association du son au geste était une première. L’autre lui répondit par un « rouf, rouf », suivi d’un mouvement explicite de la tête.

On leur proposa une tournée. Les esprits se délièrent. Au bout de deux bouteilles, ils semblaient volubiles. On ne comprenait toujours rien, mais on était moins tendus. Les discussions filaient bon train, à leurs « rouf, rouf » on répondait par des « argh, argh » qui semblaient les réjouir. Après une heure, on se racontait des choses intimes sans toujours se comprendre.

Cet épisode fut plus tard décrit par des spécialistes comme, je cite, « une communication multimodale dont le signifiant était sans rapport avec le signifié ».

En bref, du sens était bien échangé mais dans une totale incompréhension.

On reprit une tournée.

Leur départ est confus dans mes souvenirs, mais on se quitta ravis. Je les revois un peu gonflés prendre un à un leur envol. On nous dit que nos rapports furent trop arrosés, on se moqua de nos chants d’adieu. Que m’importe !

Le silence éternel des espaces infinis ne m’effraie plus. On y a des copains !

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Départ
[Rabat, 2017]

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