Menu General

[Chroniques minuscules] II

Chroniques
Chronique précédente

Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Illusion

Oups-là ! La première réaction n’est pas forcément la bonne, et le tressaillement que l’on pressent pour l’atterrissage est dû à une mauvaise interprétation. Je m’explique.

Et d’abord, je me présente. Après des études de peinture à l’université du Cap, j’ai étudié les Beaux-Arts à Moscou et à Pékin, avant d’être dernièrement recruté par une grande entreprise de travaux publics dont je tairai le nom.

Je rassure le lecteur, je ne conduis pas, et c’est à Jacques, mon assistant de toujours, que j’ai confié les clefs de la voiture. Je suis bien sur la photo, mais en retrait, juste derrière mon PDG à moustache et son directeur financier.

Venons-en à la méprise que j’indiquais à l’instant. Et pour cela remarquons : l’assise parfaite de la voiture, le calme et l’urbanité de mon PDG, et la tête de Jacques, parfaitement détendue. Tous ces éléments pointent vers une absence de chute. Ce n’est pas le fracas d’un atterrissage brutal qui est attendu, mais la poursuite du mouvement.

C’est là que peut-être on devine mon travail. Ce n’est pas que la route n’est pas là, mais que je l’ai gommée. Je sens bien sûr poindre l’incrédulité, je précise. De tous temps on a cherché à embellir la réalité, à effacer ici le sourire niais du petit dernier, à faire disparaître du cadre l’opposant malheureux, à modifier le ciel, à rajouter ici ou là quelques étoiles. C’est une tendance naturelle largement partagée. Les parents enjolivent les succès de leurs enfants, on se plaît à se décrire un peu meilleur que ce que l’on est, et toutes nos histoires sont parfumées aux odeurs des franches réussites. Tout cela est très bien, mais pour tout cela il faut gommer. C’est là que j’interviens.

J’ai gommé un peu partout, financé par des gouvernements ou par des particuliers, j’ai gommé des hommes autrefois illustres, des syndicalistes envahissants, des généraux à la retraite, et même une fois une large partie de la Lune pour un amoureux transi qui voulait un croissant.

Les travaux publics n’étaient pas ma partie, mais je n’ai pu résister à l’appel du PDG : « C’est quand même très laid ces longs rubans d’asphalte, vous pourriez les supprimer ? »

La route est là, juste sous les roues, remplacée par un paysage factice emprunté aux sauts d’obstacles. La réalité n’est pas plus belle, mais peut-être plus intéressante.

« Vous ne pourriez pas rajouter un soleil dans le fond ? » m’a soufflé le président. C’est bien le problème quand on commence à modifier la réalité, les gens ne sont jamais contents.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Illusion
[Rabat, 2017]

Chroniques
Chronique précédente