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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques
Source gallica.bnf.fr / BnF
Sirène

Abandonnée par son prince, la petite sirène attendait la marée.

Un peu désabusée, elle gisait dans un entre-deux, en se demandant si finalement elle avait fait le bon choix. Deux jambes pour une nageoire, dans l’histoire du troc on avait fait mieux.

« Et en plus, les articulations sont indépendantes ! Ça va pas être facile à utiliser. » La petite sirène n’avait jamais été très forte en mécanique des solides, préférant – et on la comprend ! – la douceur de la mécanique des fluides. L’eau montante finit par lui lécher les pieds. Ce n’était pas désagréable, comme le souvenir de son premier baiser, mais en plus salé. Ragaillardie par ce contact à la limite de l’intime, elle s’essaya au chant.

« La la la la ! » La cinquième de Beethoven lui était venue comme ça, elle attira les poissons. « Pouah qu’elle est laide ! Et surtout du bas ! » Les poissons sont moins évolués que les humains, ils disent toujours tout ce qu’ils pensent.

La petite sirène avait tout entendu, elle éclata en sanglots. Ses larmes faisaient deux petits torrents qui coulaient jusqu’à son menton. Les poissons en furent stupéfaits, ils tinrent conciliabules.

« Tu crois que c’est elle ? dit l’un. Impossible, dit un autre, on nous l’aurait annoncé. »

« Toute chose doit-elle être annoncée avant de se réaliser ? » dit un troisième qui avait passé sa jeunesse dans un aquarium de la faculté.

« Faisons le test, nous verrons bien », conclut une vieille étoile de mer qui avait lu Berkeley.

Le groupe se hissa au-dessus des flots, et ils goûtèrent ensemble la saveur des pleurs qui n’arrêtaient pas de tomber. « C’est simplement délicieux et légèrement salé, juste à souhait. »

Ils reculèrent en silence et se prosternèrent – quoique difficilement – devant la petite sirène.

Ils avaient enfin, et leur réponse et leur démiurge.

L’origine du monde, voilà ce qu’ils avaient longtemps cherché, comme d’autres sur cette terre. Mais eux, les bienheureux, avaient définitivement trouvé : ce sont les larmes des sirènes qui font les océans.

Depuis, la petite sirène n’arrête pas de pleurer. Mais un grand sourire illumine à présent son visage.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Sirène
[Rabat, 2017]

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