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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques
Source gallica.bnf.fr / BnF
Retraite

– Vous prendrez bien une petite maison ?

Avec l’âge, les vieux diminuaient. Moins forts, moins allants, moins intelligents, on pouvait leur vendre à peu près n’importe quoi. Alors, une petite maison, pourquoi pas ?

Mon oncle avait eu cette idée géniale après une forte altercation avec ma tante. « Tu n’es qu’un bon à rien », avait-elle conclu pour enfoncer le clou de sa défaite.

Et lui, touché, avait murmuré entre ses dents serrées qu’un jour il serait bon à un petit quelque chose.

Le « petit quelque chose » se cristallisa dans l’idée de la fin. Puisqu’au bout du compte on finit tous en boîte, pourquoi ne pas commencer un peu avant. C’est à cette époque qu’il ouvrit son premier magasin.

Ses demeures minuscules intriguaient le chaland. « Mais comment voulez-vous que j’y entre ? » « Ne vous inquiétez pas, répondait mon oncle, avec l’âge on se contente de peu. » Et il poursuivait en décrivant tous les avantages d’une retraite indépendante, le coût modique de l’entrée, la finition des fenêtres et toutes les petites ouvertures qui permettaient aux vieux de voir le monde sans trop y participer.

« Vous verrez, un jour tout le monde adoptera mon système. » Et il est vrai qu’un petit vieux se satisfait de peu, qu’il donnerait cher pour accéder à l’antichambre de sa mort sans trop gêner, et pour ses enfants sans trop dépenser. La petite maison était faite pour lui, on pouvait même les regrouper.

Son entreprise prospéra, elle fut reprise, copiée, multipliée. On les rencontre aujourd’hui un peu partout dans nos villes et nos campagnes, sur les plages et au bord des routes. Et derrière chaque petite fenêtre, un petit vieux est là qui nous observe. Des yeux en pagaille qui grappillent de microscopiques morceaux de vie, qui attendent en silence la lente diminution de leurs paysages.

Je me souviens de mon oncle assis dans sa chambre, diminué, dont tous les mouvements n’étaient que lenteur et qui aspirait par petites pipées tout le dérisoire qu’il pouvait encore avaler.

Je me souviens de mon oncle qui est parti sans faire de bruit, satisfait sans doute d’avoir réussi à quitter le monde sans être remarqué.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Retraite
[Rabat, 2017]

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