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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Un beau couple

Vers la fin de sa vie John était presque aveugle. Heureusement il avait Marie.

Ce n’est pas que les nouvelles de Millerand ou de Péchin l’intéressaient particulièrement, mais il n’appréciait pas de se savoir en dehors du monde, cette triste direction où sa cécité le poussait. Et il aimait surtout ces moments où Marie se rapprochait pour lui faire la lecture.

Bien calés l’un sur l’autre, goûtant les plaisirs de l’inclinaison, elle lui parlait d’amour en lisant des poncifs. Les slogans de Millerand prenaient une autre forme, comme si depuis toujours ils ne cherchaient qu’à éclore. Un pompeux « Français, votez pour moi ! » devenait dans la bouche de Marie une délicieuse invite à renouer des serments. John, aux anges, n’entendait que cette mélodie, il se nourrissait des intonations. Insensible au sens des mots, il n’écoutait que leur prosodie.

Marie, toute à son émotion, poursuivait sa lecture, soucieuse de donner, et de recevoir en retour, une légère pression du bras. Leur passion, très discrète, ne se voyait pas. Elle explosait pourtant comme une évidence, comme un fleuve puissant dont on ne sait les profondeurs. Tout s’étalait dans la retenue, dans l’absence de gestes, dans l’émotion de l’autre.

Il y eut bien un moment où elle s’arrêta.

« Nous rentrons ? » dit-elle, sans bien marquer l’interrogation. « Nous rentrons », répondit John pour le plaisir d’acquiescer.

Ils entamèrent doucement leur voyage de retour. Toujours bien appuyés, l’un soutenant l’autre. L’aveugle et la liseuse, ce beau couple suivait sa pente, légèrement descendante.

Ils n’auraient rien à affronter et partiraient ensemble.

Et quand la voix de Marie, un jour s’éteindra, il n’aura qu’à fermer les yeux pour pouvoir la rejoindre.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules, des mondes d’antan. Un beau couple
[Rabat, 2016]

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