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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

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Source gallica.bnf.fr / BnF
Domptage

Au bout d’un certain temps, le dompteur est accessoire. Il ne sert plus à rien. Et la bête refait, sans le risque du fouet.

Mais l’image est trompeuse, c’est quand le dompteur disparaît qu’il est le plus présent. Le cheval sait bien qu’il est à l’intérieur, qu’il a ingurgité son maître et que les deux ne font qu’un. Le cheval n’est pas plus gros, mais il est plus rempli. Et sans doute se demande-t-il si cette présence en lui est étrangère ou si elle marque l’aboutissement d’une fusion.

J’aime l’idée que nous mangeons nos maîtres, que nous les digérons. J’aime moins l’idée qu’une fois avalés, nous refaisons seulement ce qu’ils nous ont appris.

Mais l’image est trompeuse, et sans doute le cheval est-il davantage instruit. Sa seule idée est la disparition du maître, il applique pour cela une sorte de magie. Il sait qu’en renouvelant la posture, la disparition finalement opérera, comme le sorcier refait dix fois les rites. La répétition des mantras fonctionne comme une certitude qui peu à peu se construit : « Le coup d’après, c’est sûr, il s’en ira. » Ne voyez-vous pas son air réjoui quand il est enfin seul ?

J’aime bien l’idée de faire disparaître nos maîtres, que nous les pulvérisons. J’aime moins l’idée que pour ce faire, il faille s’adonner à la magie des répétitions.

Mais l’image est trompeuse, le maître n’en est pas un, il passait simplement par là. Ayant remarqué le cheval en posture, il s’est doucement approché, le fouet en position. Il n’est cause de rien, mais il apprécie l’idée de paraître à l’origine de l’effet. Le cheval ne s’en offusque pas, il a à peine remarqué l’intrus qui ne gêne en rien sa figure de style.

J’aime bien l’idée que nos maîtres n’en sont pas, et qu’ils ne font que récupérer des pensées qui ne les concernent pas. J’aime moins l’idée d’être dépossédé de mes actes, d’être transformé en simple effet d’une cause que d’autres ont inventée pour moi.

Mais c’est toute la différence avec le cheval : dans tous les cas, lui, il a très peu le choix.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules, des mondes d’antan. Domptage
[Rabat, 2016]

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