Menu General

[Chroniques minuscules]

Chroniques
Chronique précédente

Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Parques

N’est pas Parques qui veut, certes, mais de là à passer son éternité à couper des fils, on peut comprendre que la lassitude finit par les atteindre.

Nona, Decima et Morta décidèrent de concert de quitter les quenouilles et les rouets, d’abandonner les fils et les ciseaux et de se concentrer sur des stratégies globales.

Le monde était devenu trop grand, et les destinées individuelles avaient perdu leurs attraits d’antan : pourquoi trancher un fil quand un simple déplacement de fou sur l’échiquier permettait d’un coup de pulvériser les vastes mouvements du monde ?

Elles épousaient à présent les conflits planétaires, se penchaient sur les actions de masse, sur les hiérarchies culturelles, sur les châteaux forts des valeurs, sur les oppositions en bloc, sur les longues tragédies des batailles sociales. Elles voyaient grand mais l’échiquier leur suffisait.

En troquant le fil des destins pour ce plateau mondial, elles perdirent un peu l’humain mais elles embrassèrent l’air du temps.

Comment le leur reprocher ? Comment ne pas voir que les fils en pagaille s’étaient mis en pelotes impossibles à couper, que la croissance du nombre avait engendré un être informe où les fatalités individuelles ne représentaient plus rien ?

Chacun, bien sûr, restait persuadé de son avenir, de la singularité de son fil, de l’exception de sa vie. Les Parques, elles, avaient choisi, tout cela désormais n’aurait aucune importance.

Morta en poussant son fou eut un sourire discret. « Croyez-vous qu’ils s’en doutent ? »

Ni Decima ni Nona ne relevèrent l’invite. Toutes trois se savaient oubliées, sans en concevoir une quelconque amertume. Que les hommes ne croient plus aux Parques ne modifiait pas la partie, elle se poursuivait maintenant dans la saveur de l’ignorance.

Elles n’avaient jamais eu besoin de leur accord pour trancher des vies.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules, des mondes d’antan. Parques
[Rabat, 2016]

Chroniques
Chronique précédente