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Loïc Guénin / Pascale Berthelot
Des mondes construits







Concert du 22.11.2019 au Centre Pompidou-Metz



A l’invitation du Centre Pompidou-Metz, Loïc Guénin se consacre à l’écriture d’un cycle de pièces pour piano et quelques objets choisis. Interprétée par la pianiste Pascale Berthelot, la pièce est pensée en 13 mouvements qui, chacun, se consacre à une œuvre, un artiste, un process et s’applique à suivre le parcours de l’exposition Des Mondes construits. Un choix de sculpture du Centre Pompidou.
« La sculpture et la musique ont des relations intimes. Je ne cherche pas à décrire ou figurer en son un geste ou une matière, mais bien à révéler un monde sonore caché et enfoui en travaillant sur les formes, le trait, l’épaisseur ou encore la vibration. Chaque mouvement devient un petit monde des possibles qui se révèle grâce à la sculpture initiale, d’où il provient et d’où il s’échappe avec joie et malice. »








Marc Thouvenot Pourquoi recourir à des dessins et des couleurs, alors que l’écriture de la musique, au cours des derniers siècles, a su développer des techniques qui sont supposées pouvoir la transcrire ?

Loïc Guénin J’ai le sentiment que dans la musique, et particulièrement dans la musique contemporaine, chez les écrivains de la musique, il y a un attachement très fort à la tradition, à l'histoire de la musique et donc à son écriture, à sa langue. Et quand on en sort, c'était le cas déjà le cas de Cage dans les années 40 qui commencé à secouer un peu tout ça mais aussi avant chez Satie quand qui a enlevé les barres de mesure, etc., dès qu'on sort du langage académique, on est un peu questionné. Cela passe presque pour non légitime, c'est à dire qu'on se pose vraiment la question de pourquoi utiliser autre chose alors qu'effectivement le langage permet d'écrire quasiment tout, d'être très précis ? En fait, c'est justement à cause de cette précision que j'utilise la partition graphique. Cependant je ne l'utilise pas toujours, ce n’est pas mon seul moyen d'expression. Parfois, quand j'ai besoin d'entendre quelque chose de très précis et de demander à un interprète quelque chose de très spécifique, je vais utiliser la notation solfégique académique parce que c'est vrai qu'elle est très pratique. Elle permet d'être très précis. Mais cette ultra précision entrave, parfois, la création et la musique, la musicalité de ce que j'ai envie d'entendre. Parce que cette musicalité je la confie à un interprète. Cet interprète, il a une histoire, il a un parcours, un touché, selon son instrument, il a une âme, une pensée, une réflexion. Bref, voilà, il va devenir, il va ‘interpréter’. Pour moi, le terme interprétation est très beau parce que quand tu interprètes quelque chose, cela veut dire que tu passes par tes filtres à toi, et donc tu écoutes mon histoire, mais toi, tu entends autre chose parce que ça fait écho chez toi à plein de choses, des images qui viennent peut-être de l'enfance... C'est pareil dans la musique. Et moi, j'ai envie d'entendre ça. J'adore les interprètes pour ça. Parce que je leur livre quelque chose je leur livre un process, une réflexion, une pensée que j'ai collectée à partir d'un lieu. J'ai passé du temps, j'ai récolté des formes, des mots, des sons, du texte, j'ai fait des recherches, des rencontres, etc. Tout ça s’agence peu à peu dans ma tête. J’entends des sons, une musique dans ma tête. J'entends ce que j'écris, j’ai ça, mais ce n'est pas pour ça que je l'impose et que je dis « moi, compositeur. J'ai entendu ça. Je veux que vous jouiez ça » Non, moi, j'ai entendu ça. Je vous raconte pourquoi, je vous livre ma partition et cette partition maintenant, on peut en discuter. On prend du temps avec les interprètes, mais maintenant, elle est à vous sinon, je la joue, moi, pour percussions. Là, je vous la livre et chacun, à travers son parcours et sa façon de jouer, évidemment, va mettre des choses que je n'attendais pas. Et ça, c'est génial parce qu'on est vraiment dans la création, du coup, et dans cet entre-deux de l'écriture. Il y a la contrainte, tu vois, ici Pascale n'arrête pas de dire : « c'est compliqué. Il y a énormément de choses. Il faut que je pense à tout. C'est très écrit. Il y a énormément de choses… » Je le sais, je suis en effet très précis dans mon écriture, je sais ce que je veux et à quel endroit, etc. Mais je sais aussi à quel moment je lui donne la liberté de s'engouffrer dans cette écriture et de l’interpréter, réellement. Du coup, cet entre-deux n'existe qu'avec le graphisme parce qu'il me permet de toucher des endroits que je ne peux pas toucher avec une note et un rythme très précis.


MT Quel est le profil idéal d'un interprète pour ta musique?

LG J’en ai rencontré. J'ai aussi rencontré des gens avec qui ça marchait moins, bien, évidemment. Mais le profil idéal pour moi, c'est ce que je nomme le musicien, tout simplement, c'est à dire celui qui est en totale vibration -l'artiste entre guillemets-, en totale porosité avec les lieux, avec le moment, les gens, les autres, etc. Et qui entre en totale confiance, avec ce qu'il est, dans la partition. Qui a une technique, bien sûr. Il faut de la technique pour jouer ces pièces qui sont complexes. Mais qui n'est pas trop enfermé dans une certaine histoire de la musique et qui justement cantonne, la lecture de la musique au solfège, l'interprétation à jouer ce qui est écrit. Si on est trop comme ça, j’ai envie de dire trop scientifique de la musique, pour moi, ça ne sonne pas vraiment. Et surtout, souvent, une partition graphique va les bloquer, les enfermer dans un bagage très restreint de choses qu’ils répètent, des automatismes.. comme ils le font d'ailleurs, avec des partitions de Cage ou de Feldman qu’ils vont soit jouer très mal, soit ne pas comprendre, ou alors ils vont trouver ça complètement primaire et enfantin et dire « Franchement, ça ne m'intéresse pas. » En fait, c'est juste qu'ils ne savent pas le lire. Ils ne savent pas le vivre et du coup, il y a un blocage. Il faut donc des musiciens qui soient à la fois de brillants musiciens avec une technique hors pair qui savent lire tout ce qui peut être écrit aujourd'hui dans la musique contemporaine, qui ont une technique, une concentration, qui ont un son, un touché. Et puis aussi un état d'esprit qui passe au-dessus de ça et qui permet justement de plonger pleinement dans ces écritures, d’accepter le silence, le rien, le vide comme le tout.


MT Je remarque que tu n’emploies pas le mot improvisateur, c’est volontaire j’imagine.

LG Oui c’est volontaire. Parce que pour moi, l'improvisation, c'est autre chose encore. J'en fais beaucoup. Je fais beaucoup de musiques improvisées, notamment avec un groupe avec lequel je joue, qui s'appelle NOORG. Là tout est improvisé. Et puis, je gravite pas mal dans la scène des musiciens de musiques improvisées. J’ai beaucoup joué avec Lê Quan Ninh fut un temps, aujourd’hui je joue aussi avec des musiciens comme Xavier Charles… Ce sont des improvisateurs hors pair, incroyables. Mais quand on joue de la musique improvisée, on n'a pas de partitions. Parce qu'on essaye de ne pas avoir de contraintes -on en a évidemment, on a toujours des contraintes.. Ce que l’on a dans la tête, ce que l’on vit au moment, tout ça... Mais en tout cas, personne n’impose à l'autre une contrainte par un geste d'écriture. Moi, mes partitions, ce sont des contraintes. L’interprète est contraint par ma notation, mes signes. Il les a sous les yeux. Il ne peut pas jouer ma pièce s’il enlève la partition, s’il dit « maintenant, c'est bon. J'ai compris ce qu'il voulait en gros, le concept, j'enlève la partition. » Et bien non, ce n’est pas la pièce, la pièce, elle passe par un chemin. Il y a un début, un milieu, une fin. Parfois il y a des notes qui apparaissent. Parfois, il y a des formes. Il faut rester, il y a des boucles. Il faut la partition et donc les contraintes. Donc, il n'est pas dans l'improvisation mais dans la liberté de l'interprétation de certains passages. Mais il est tellement contraint par la partition qu’il ne peut pas être dans la posture de l'improvisateur.


MT Tu veux dire par là qu'un musicien non improvisateur pourrait jouer ces partitions ?

LG Oui, oui, bien sûr. J'ai d'ailleurs beaucoup travaillé avec des ensembles où les musiciens ne sont pas improvisateurs, mais par contre, ils ont cette qualité d'avoir joué, beaucoup de pièces de musique contemporaine et donc savent passer par d'autres process que celui de simplement appliquer techniquement l'écriture, et ça marchait très bien. Après, l'improvisateur ce qu'il a en plus c’est qu'il peut mettre là au service de ma partition, cette soif de liberté et cette capacité à inventer dans l'instant et à s'évader pour revenir dans la contrainte. Du coup, ça va être plus riche. C'est vrai, quand c'est des gens qui connaissent les méandres de l'improvisation, qui en connaissent les limites aussi, qui savent justement jouer avec tout ça, là c'est super. Une artiste comme Pascale, c'est parfait. Mais Pascale elle est plus dans la lecture et dans l'écriture, dans l'interprétation et dans le rapport au texte que dans l'improvisation. Et c'est ça qui fait que ça fonctionne. Elle sait aller et revenir.


MT Pourrais-tu me donner un exemple de ces contraintes ? Je sais que vous avez passé pas mal de temps pour voir ces contraintes. J'ai regardé les partitions et j'ai du mal à les imaginer.

LG En fait, tout est tellement écrit que de toute façon, les contraintes sont dans la partition. On prend n'importe laquelle. Je tombe sur la 5, par exemple. [image de la 5] Là déjà, il y a quatre numéros 1, 2, 3, 4. Donc, elle ne peut pas commencer n'importe où ou faire n'importe quoi. Elle va commencer par le 1, c'est un petit motif ici, qui lui indique déjà des choses très précises. Ici, il y a un signe qui est posé sur la corde de Si si elle lit en clé de Sol. Elle est libre de lire en clef de Sol en clef de Fa ou en clef d’Ut, c’est elle qui choisit. Là, elle a choisi la clef de Sol. Donc du coup, pour elle, c'est un Si. Donc déjà, elle sait qu'elle doit poser un objet sur la corde de Si. C’est une contrainte, elle ne peut pas passer à côté. Elle commence par poser un objet sur la corde de Si. Puis ce signe indique qu'elle doit prendre des baguettes et qu'elle a de 2 impacts à donner. Elle peut soit suivre encore une fois, soit elle se dit c'est la corde de Mi ou la corde de Si, soit elle se dit c'est juste les baguettes, c'est elle qui choisit. Ensuite, elle est reliée à une forme. Cette forme elle a une couleur (Ici, j’ai choisi de travailler avec les couleurs primaires) et cette couleur a été imposée dès le départ. Dès le début, elle a eu trois états de couleurs à faire naître que Pascale a travaillés. Et donc, pour elle, le jaune est quelque chose qui est assez dans l'aigu, dans le clinquant, assez fort, assez puissant. Par exemple, le rouge est tout ce qui est plutôt du domaine de la peau, de la surface, de la caresse de l'effleurer. Et le bleu est plutôt dans le domaine du profond, du grave, de l’intense, mais pas forcément fort, plutôt profond, harmonique. Donc, évidemment, ces couleurs-là elle les ressources sans cesse dans la partition. Ici elle a un élément assez puissant et fort à jouer. Là elle va donc pouvoir évidemment être dans l'abstrait puisque en plus, il y a des mots qui apparaissent donc de façon abstraite partir dans quelque chose qu'elle va inventer dans l'instant qui va partir. Mais là, elle a ce coup qui indique ici une résonance qui correspond à la corde de Si sur laquelle elle a posé quelque chose au début. Et elle va donc faire un impact. Elle a choisi de faire, je crois, avec, si je me souviens, avec une baguette sur le piano en tenant la corde de Si. Puis elle passe au 2 : nouvel élément, nouvelles couleurs, nouvelles formes. Puis le 3, en fait. Elle n'est pas libre du tout. Elle est libre dans les couleurs, dans ce qu'elle va donner mais ces couleurs, de toute façon, correspondent à des choses très précises puisqu'elles s'étalent sur toute la partition. Et elle passe par un cheminement très précis. Donc, la contrainte est très claire. En fait, elle n'est pas du tout dans un quelque chose d’improvisé où je peux lui dire, là vas-y fais ce que tu veux ! Et c'est vrai pour chaque partition. Si je prends celle-là [7 image], en plus, il se trouve qu'il y a plein de choses écrites vraiment musicalement, mais on retrouve de toute façon ces sigles qui reviennent en fait dans la partition. Pour elle, ça, c'est la main. Donc là, elle a un jeu avec les mains dans le cadre et sous le piano. Un rond rouge c'est un impact, donc quelque chose qui est plutôt effleuré puisqu'on est dans le rouge sur plutôt dans ce registre-là, Sol Si. Donc, tout est très précis en fait. Du coup, elle est attachée à jouer chaque chose. Là, la particularité de cette pièce-là, on est chez Max Bill. Donc dans le noeud de Mobius, elle s'appelle Ni envers, ni endroit, ni début ni fin qui fait que je lui indique que là, pour le coup, il n'y a pas de numéro. Elle peut démarrer ici si elle veut. Elle peut lire dans un sens ou dans l'autre en bas. Il n'y a pas de début, il n'y a pas de fin, mais par contre, elle doit tout lire et elle doit toujours et tout ce qui est écrit. Elle ne va pas jouer autre chose que ce qui a été écrit et une fois qu'elle aura tout traversé. Elle aura fini la planche.


MT Que fait-elle quand elle voit écrit un accord ?

LG À partir de ça, elle fait sonner l'accord, elle peut le faire sonner dans un sens ou dans l'autre, jouer avec cette note et faire résonner ces cordes-là. Là, elle peut jouer comme elle veut ici, puisqu'il n'y a pas d'indication, elle pourrait jouer 5 minutes si elle a envie. Et pour chaque module du jeu, c'est pareil. Elle peut faire ça très, très court ou par contre rester sur ces accords parce que dans le moment, ça lui plaît et ça marche.


MT J'ai du mal à imaginer un musicien non improvisateur jouer 5 minutes !

LG Et bien ça marche très bien parce que là, si tu veux, là le musicien n'a pas besoin de savoir improviser puisque tout est écrit. Tu es obligé de savoir comment tu intègres et comment tu interprètes ce qui est écrit. Mais on ne te demande pas d'improviser. À partir de là, peut être que ça sera moins intéressant chez le non improvisateur. Peut-être, encore que je n’en suis pas sûr… Mais de toute façon, on ne lui demande pas d’improviser puisqu'on lui dit c'est ça. C’est 3 et 3 et en plus, c'est un accord et un autre accord. Après, si t'as envie de basculer d'un accord à l'autre, si t'as envie de jouer avec plutôt des trémolos, mais ça, les musiciens qui font la musique contemporaine, improvisateurs ou pas, ils savent le faire. Parce que dans la musique contemporaine, on a ça tout le temps. Donc ce n'est pas un souci pour eux. Mais par contre, c'est sûr que je n'attends pas, pendant 5 minutes, un super chorus sur ces notes-là. Ce n’est pas ça que je vais attendre. Moi, ce qui m'intéresse là, c'est le son, c'est la résonance et l'harmonie de ces accords. Comment ils vont tomber en relation avec les autres ? Pourquoi à ce moment-là ? Quelle est la matière ?


MT Quelle est l'articulation entre les mots, les images et les notes ?

LG En fait, pour moi, tout est interprétable. C’est-à-dire que, un peu comme Sati pouvait le faire, je ne détache pas la note. Pour moi, la note n’est pas sacrée. En fait, il n'y a pas la note et puis après, en plus, un dessin, une couleur, un mot. Pour moi, cela a le même niveau d'exigence. C'est à dire que quand je donne des partitions aux interprètes, la partition c'est tout. C'est le titre de l'oeuvre. Pourquoi il est là aussi, comme ça ? C’est le numéro, c'est le titre que je donne. Quelques mots qui sont là. Le nom de l'auteur de l'oeuvre à laquelle je fais référence. La forme globale, les couleurs qui ressortent, le carré, le rond, la descente, les jeux, etc. Le mot un jeu de solitaire perverti. Ambiguïté et absurdité. [8 image] Tout ça vient nourrir l'interprétation. Après, elle [Pascale] l’interprète dans le sens qu'elle veut. Et comme il n'y a rien qui indique des sens de lecture, alors, elle peut très bien pu me dire qu’elle a décidé de commencer comme ça, ensuite, je fais ça. Ensuite, je m'attache aux mots. Donc je joue avec jeu de solitaire perverti. Je me mets à jouer ça comme quand Sati dit : Ouvrez la tête. Il y a un sens profond et ça transforme la musique. Quand tu lis, ça Ouvrez la tête. Oui, là, d’un seul coup, tu te mets dans un autre état. Tu ne joues pas pareil, et bien là c'est semblable. Et donc, pour moi, ça a le même sens. Tout est là parce que tout provient de mon collectage, qui est évidemment subjectif. Mais les choses qui m'ont traversé que j'ai pu lire, comprendre, penser, imaginer. Voilà, c'est ça qui arrive. Et c'est ça que je confie à l'interprète.


MT Comment as-tu développé ce côté graphique. C'est quelque chose que tu as travaillé parce que tu en as eu besoin pour écrire ta musique ou bien c'est quelque chose dont tu avais une pratique préalable ?

LG C'est un peu des deux, mais ça, je l'ai compris tardivement, je l'ai compris récemment. J’avais un grand père qui dessinait et qui avait une formation d'ingénieur et de chef de projet. Donc, il faisait des dessins techniques. Je me souviens. C’était un personnage très particulier, qui ne parlait pas beaucoup, qui n'était pas très affectif. Mais j'avais le droit, moi, d'aller dans son bureau et je m'asseyais à côté de lui, il fumait sa pipe. Il y avait une odeur très forte et puis, il y avait ses grands dessins, ses règles, les normographes et les crayons. Je le voyais faire, j'étais fasciné et ça m'a nourri. Et après, bizarrement, au lycée, j’ai choisi une option qui s'appellait TSA. Je faisais du dessin technique, on faisait des plans, des coupes, des dessins d'architecture à l'échelle… J'ai fait ça alors que je suis plutôt littéraire. Moi, j'étais en philo, en lettres philo et j'avais cette option qui était réservée aux scientifiques. C'est drôle et j'ai adoré ça. Puis après, ça a disparu parce que j'ai fait musique et j'ai fait le Conservatoire. J'ai fait harmonie, composition, tout ça. Et quand j'ai voulu commencer à écrire la musique, les notes ne me suffisaient pas pour dire ce que j'avais envie de dire.. Je n’y arrivais pas, cela ne marchait pas, il y avait quelque chose qui me manquait. Alors je pensais que c'était parce que j'étais nul en solfège et j'ai trouvé ça… Quand je me suis mis à travailler autour du projet Walden [un projet de musique in situ fondé sur de longues résidences aboutissant à la rédaction de partitions graphiques crée en référence directe à Walden ou la Vie dans les bois de Henry David Thoreau], c'est vraiment Walden qui a lancé ça parce que ce bouquin me suit depuis, le lycée, il m'a transformé. C’est un bouquin que j'aime vraiment énormément que je relis régulièrement. Et puis, ce projet que j'ai proposé à des lieux qui consistait en le fait d'adopter cette posture d'écoute et de porosité entre les lieux, rapport entre les architectures, les sons, etc. Je ne savais pas trop ce que j'allais faire. Je pensais que j'allais écrire de la musique. Je suis parti avec mon petit carnet et en fait ce qui était dans mon carnet c'était des dessins, des croquis, des mots, quelques notes, un trait de pensée, etc. Et c'est à partir de tout ça que j'ai agencé mes idées, mes notes, et cela a donné ces partitions. Et je me suis dit en fait la partition, elle est là nourrie par les travaux de Cage, de Feldman, d'Alvin Lucier, de Cardew… Je me suis dit bien sûr, on peut écrire la musique autrement. On n'est pas obligé de se figer, de se cantonner à ce mode d'écriture. Donc, j'ai laissé libre cours. Et puis, je me suis rendu compte qu'il y avait des musiciens qui trouvaient ça génial et qui s'engouffraient dedans et qui adoraient ça. Et puis, c'est parti comme ça. Et là, c'est vrai que maintenant, quand Pompidou a passé la commande, je me suis pas dit j'écrirais de façon graphique. Je n'en sais rien, je me dis super, je vais écrire une pièce et puis ce qui vient, c'est ça. J'écris comme ça et je ne me dis pas c'est de la musique, ce n’est pas de la musique, c'est solfègique ou c'est plutôt de l'art contemporain. En fait, je m'en fiche.


MT Cela fait des années que tu écris comme ça ?

LG J'ai commencé en écrivant un peu pour moi comme ça, mais cela restait un peu confidentiel. Mais c'est vraiment quand j'ai démissionné de l'Éducation nationale et que je me suis consacré à la musique que c'est parti tout de suite très fort. Donc, c'est en 2014. Ce n’est pas si vieux que ça, cela va faire cinq ans.


MT Mais depuis as-tu écris des partitions non graphiques ?

LG Oui, oui, j'en ai écrit, mais ce n'est pas là où je m'éclate le plus. Mais en fait très vite quand j'écris, là je suis en train de travailler une pièce pour hautbois et plutôt avec l'envie d'écrire une pièce avec des notes classiques et en fait, très vite, j'ai besoin de dire des choses et pour moi, ça passe par un dessin, par un graphisme que j'ajoute parfois à la note. En fait, je ne peux pas l'empêcher. C'est mon mode, je crois. Maintenant, c'est ça que j'entends, c'est ça qui se transmet et du coup, je n'ai pas envie de le retenir. Après, c'est sûr que ça nécessite soit une notice très précise, et là-dessus, je ne suis pas encore très bon, soit et là c'est ce qui se passe, c'est un temps de discussion très long avec les musiciens, un accompagnement dans l'interprétation avant de les laisser. Ce qui pose la question qu'on m’a déjà adressée : « Oui, mais quand tu seras plus là, tes partitions, comment on fait pour les jouer ? » Mais bon je ne me pose pas cette question.


MT As-tu l’impression de développer comme une sémiologie, un véritable langage graphique où petit à petit, les mêmes signes veulent dire la même chose ?

LG Oui, malgré moi ou je ne sais pas comment dire en dehors de moi, mais évidemment, oui, petit à petit, j'ai des réflexes maintenant. Tiens j'entends ça donc c'est ce signe là. C'est automatique.


MT Aujourd'hui, par exemple, tu aurais du mal à écrire, à penser quelque chose d’aigu et de fort et de le mettre en bleu ?

LG Tout à fait, tu as raison. Pour moi il y a un truc qui ne marche pas. Cependant, il m'est arrivé donner mes partitions à des ensembles et il y a des gens qui ont des lectures très différentes des couleurs, la kinésiologie, ça, c'est normal. Je ne vais pas leur dire c’est bleu, ce n’est pas possible parce que c'est leur interprétation. Et je dois l'entendre aussi. Parfois c'est drôle, ça sonne pas du tout comme je l’aurais imaginé. Il y a un fond parce que bien sûr c’est là mais…. Et c'est super. Parce qu'en fait, c'est aussi ça, l'interprétation. C'est comment, à travers ce que moi je leur mets sous les yeux, avec cette contrainte que je leur impose parce qu'elle vient de ce que j'ai perçu moi, comment eux ils vont faire revivre ça dans l'instant. Et ça, c'est génial que cela puisse arriver. Qu’il existe cet espace de la rencontre où il n'y a pas que des choses attendues, figées, précises. Et ça c’est très bien, ça me plaît beaucoup.


MT Mais moi ce qui me touche, là-dedans, c'est 'impression d'une confluence, d’une rencontre entre deux facettes qui doivent exister en toi : le graphiste et le musicien. Je ne suis pas sûr que l’on puisse trouver chez d’autres compositeurs utilisant des moyens graphiques une telle richesse. Je ressens à la vue de tes partitions une espèce de sentiment de complétude, parce que j'ai regardé de suite les titres, les lettres, la disposition, etc. Et cela me touche, car je sens bien que c'est un tout.

LG Pour moi, c'est très clair aussi.


MT Il ne suffit pas d'être compositeur et de se dire que la notation solfégique ne suffit pas pour écrire sa musique comme tu la fais. Et là l’histoire de ton grand-père est superbe. Enfin, moi, c'est mon ressenti.

LG Tout à fait. Je le ressens là et je ressens aussi depuis peu, j'ai compris aussi que finalement, je fais la même chose que ce que font mes parents.


MT Que font tes parents ?

LG Je te raconte rapidement, mais ça, c'est important pour moi. Mes parents sont paysans, dans le Berry, et c'est le retour à la terre des années 70. Mon père s'est acheté une ferme dans le Berry en 72, il vivait en communauté avec un engagement politique très fort, écolo, tout de suite en bio. Les pionniers du bio, précurseur de la Confédération paysanne, militants antinucléaires, etc. J'ai grandi dans cet endroit-là et cette ferme, elle existe toujours puisqu’ils ont traversé comme ça depuis 70 jusqu'aujourd'hui. Le projet a porté, la communauté, elle, est tombée à l'eau. Comme souvent, beaucoup sont retournés dans leur truc. Mais mon père est resté a développé son projet super. Il fait des produits laitiers et transforme tout à la ferme. Maintenant, il est à la retraite. Une retraite de paysan qui y est toujours, si tu veux, mais c'est quelqu'un de très cultivé, qui lit beaucoup, qui sort beaucoup. Qui va à l'opéra, mélomane, etc. Il connait beaucoup de choses et on a été élevé dans cette atmosphère de rapport à la nature, à l'écologie, à la porosité avec le climat, les choses, le temps, l'humidité, la brume, la rivière, c'est un endroit très beau, très isolé, etc. On est trois fils. Mes deux frères habitent toujours à cet endroit-là, c'est à dire qu'ils ont fait le choix très, très vite de s'installer là. C'est mon grand frère qui a repris la ferme. Mon petit frère y a bossé. Et puis finalement, non. Mais il habite là quand même. Et moi, je suis celui qui est parti très tôt. Ce besoin d'indépendance de prendre le large. J'adore y retourner. C'est génial et je m'entends très bien avec mes parents qui sont super. Mais je ne pouvais pas rester dans ce microcosme familial, nucléaire. J'avais besoin de respirer ailleurs. Longtemps, le fait d’être parti, je l’ai vécu comme si je ne l’assumais pas. Donc quand tu reviens c’est toujours très compliqué, d’autant que mes deux frères sont toujours là. Il y a donc toujours cette relation un peu comme quand j'étais petit. Mais toi, tu es extérieur. Tout ça fait que tu vois des choses qu’eux ne voient pas forcément et vice versa. Je le vivais mal et j'ai compris, très récemment, quand j'ai commencé à faire ça, à m'éclater avec ça et que j’ai commencé à vivre vraiment de ce travail. Et mes parents sont venus voir quasi tous mes projets, partout, à prendre le train à venir voir et me dire waou, c’est génial ! D’un seul coup je me suis dit, on fait la même chose, en fait. Quand je fais un projet Walden et que je travaille sur cette écriture, ce temps que je passe dans les lieux, cette porosité avec les architectures, l'écologie, la faune, j'enregistre les sons, les gens aussi, l'activité humaine, la vie sociale et tout ça se retranscrit en partitions. Ce faisant, je suis comme mon père, je transforme, je fabrique quelque chose à partir d'une nécessité de l'écologie et du rapport à la terre, aux gens et au moment. Ça m'a fait un bien fou de comprendre cela et de me dire que tout ça vient aussi de cette éducation-là. Donc oui, il y a mon grand-père mais il y a aussi ce rapport à la nature très fort.

 
   
 
   
 
   
 
 
Loïc Loïc Guénin / Pascale Berthelot
Des mondes construits
Concert du 22.11.2019 au Centre Pompidou-Metz.
Prises de vues : Armand Morin et Thomas Couderc
Montage : Thomas Couderc
Prise de son : Nicolas Baillard
Images de sculptures du Centre Pompidou, Musée national d'Art moderne de : Saloua Raouda Choucair, Carl André, Robert Julius Jacobsen, Georges Vantongerloo, Gyula Kosice (né Fernando Fallik), Max Bill, Alberto Giacometti, Donald Clarence Judd, Robert Morris, Rachel Whiteread, Bruce Nauman, Edith Dekyndt, Monika Sosnowska, André Cadere.

Remerciement à Jean-Marie Gallais qui a été l’initiateur de ce beau projet.

Muséographie : Ónix Acevedo Frómeta
Photographies : Marc Thouvenot