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La conférence
La conférence

 

 
 

Où les morts parfois ne sont pas un poids

   
 
« Et moi, je pense que vous dites n’importe quoi ! » Ce n’était pas très académique mais c’était très clair. Marlowe n’avait pas aimé mon exposé.
   
 
 Cela avait commencé quarante-cinq minutes plus tôt, mais il s’agissait au fond d’une plus longue histoire. J’avais décidé il y a quelques mois de fouler ses plates-bandes et de m’intéresser à sa bataille. Vaste programme, mais dont j’avais tenté d’extraire la seule question qui m’intéressait. Pouvions-nous parler de la prise de Macapa sans nous étriper ? Visiblement ce n’était pas le cas.
   
 
Marlowe poursuivit. « En somme vous comptabilisez les tragédies, vous faites des sommes, vous nous dites que les défenseurs de la cité brûlèrent une centaine d’assaillants dans la première attaque et que la prise de la tour Est ne fit que vingt victimes, que quatre-vingts restaient donc à prendre. Que si l’on prend en compte l’épidémie qui ravagea les troupes, et qui est évaluée à un tiers des forces, la mise à sac de la ville n’aboutit qu’à une victoire à la Pyrrhus, qui s’équilibre donc dans votre équation. Bref, à vous entendre, la tragédie de Macapa n’en serait pas une, le massacre des habitants ne serait qu'une péripétie. Votre point de vue est simplement monstrueux ! »
   
 
Il grossissait mon trait mais il n’avait pas tort. Je lisais chez les étudiants des mimiques d’acquiescement, des hochements significatifs. Pour eux, il gagnait la partie. Je rassemblais mes arguments et lançai mon attaque.
   
 
« Vous avez raison mon cher confrère, pour autant que nous le sachions, et les documents dont nous disposons sont peu discutables, le nombre des victimes se répartit assez exactement entre les forces attaquantes et défensives. Donc dans un sens précis, il n’y eut pas massacre, ce qui supposerait l’existence d’une forte inégalité dans ce compte. Maintenant si vous donnez dans l’empathie, je me retire, je vous laisse la place. Vous serez seul sur ce terrain. Je ne désire pas affronter votre morale mais simplement les faits. Donc si je reprends mes estimations, on comptabilise d’un côté environ trois mille huit cents morts et de l’autre trois mille sept cent cinquante, vous me ferez grâce je l’espère des cinquante de différence ».
   
 
J’étais assez content. Comme au judo, j’avais suivi son mouvement, et en l’amplifiant je l’avais déposé sur mon sol. Je me rappelais Clausewitz « Toujours imposer à l’ennemi son propre terrain. » J’attendais sa contre-attaque.
   
 
Sans remarquer qu’il avait perdu la première manche, il continua ses anathèmes.
   
 
« Mais vous ne pouvez récuser que les uns furent victimes et les autres bourreaux. Que Macapa était en paix, que ses habitants goûtaient avec raison les fruits de leur liberté, que cette cité florissante connaissait son âge d’or, que le désastre qui s’abattit sur eux ne fut pas de leur fait ! »
   
 
« Certes, certes » repris-je en épousant ses thèses, « mais réfléchissez. Prenez un fruit mûr et bien juteux au milieu d’un désert, posez-le sur le sable et attendez. Ne vous semble-t-il pas que le premier rôdeur voudra s’en emparer ? A qui la faute ? Et même y a-t-il faute ? Je vous comprends bien, vous dites que ce fruit ne fait rien et vous avez raison. Mais sa seule présence suffit, crée l’envie. Ne jetons pas la pierre à celui qui a soif, à celui qui le ramasse. »
   
 
Marlowe se leva, rassembla ses affaires et me regarda un instant. « Je vois que vous ne comprenez pas. Restons-en là. » Il quitta la salle. « Échec et mat » pensais je en hochant la tête.
   
 
Sur le campus, la nouvelle de notre dispute se répandit et au semestre suivant mes étudiants étaient bien plus nombreux. Je ne revis Marlowe qu’à la fin de l’été. Au détour d’un couloir, il me prit par le bras. « Au fait » me dit-il « vos cinquante je ne vous en fais pas grâce ».
   
 
Dans l’instant je ne compris pas son obstination. Mais beau joueur, je fus presque enclin à lui concéder le pat. Cinquante, après tout, valaient bien ma conférence.
   
 
Je m’endormis très bien ce jour-là. Je rêvais déjà à d’autres succès.
   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La conférence
[Santiago du Chili, 2008]
   
 
   
 
   
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