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Le vol
Le vol

 

 
 

La musique est en nous

   
 

Il est intéressant de penser que certains ne me croiront pas. J’aime leurs limitations, même si je ne les comprends pas.

Un vol est une chose sérieuse ; il est trop souvent réduit à une banalité, on s’en contente. Il fait partie de cette normalité grouillante dont chacun affecte de se préoccuper dans un vague souci de l’autre. On se lamente à peu de frais sur ce petit fait, on l’érige en histoire à raconter entre soi. Le piédestal de nos incapacités à voir au-delà, à sentir ce qui, au fond, ne nous concerne pas.

Le vol dont il s’agit n’avait pas cette dimension un peu pauvre qui nous saisit devant les malheurs d’autrui. Il se plaça de lui-même au centre de toutes les préoccupations. Mieux, il occupa la place. Il devint pour ainsi dire ce dont on devait parler mais surtout ce qu’on ne pouvait taire : une obligation du discours. Non comme une forme étrangère, mais comme une proximité, un concentré d’attention, le réceptacle aussi de certaines peurs enfouies.

Ce vol nous toucha, tous et individuellement. Il réalisa une espèce très spéciale d’empathie, une sorte de globalité intimement partagée, comme il arrive parfois en face d’un malheur dont l’ampleur nous dépasse et nous concerne, tout à la fois.

Le vol dont il s’agit était donc exceptionnel. Certains doutèrent de sa réalité, la plupart heureusement sentirent sa gravité.

Le vol dont il s’agit s’énonça en peu de mots : on avait volé la cinquième symphonie.

Cette chose inouïe, le vol d’une œuvre musicale, certains arguèrent qu’elle ne pouvait pas être. Que cette « chose » ne pouvait être prise, puisque « chose » il n’y avait pas, que des sons n’avaient pas de propriétaires – et donc que le crime ne pouvait être qualifié.

Certains philosophes des plus crédules affirmèrent avec conviction qu’une œuvre de cette nature n’est qu’émotions, sentiments et désirs, et que ces formes subjectives sont à l’abri de tout effacement.

Une minorité douta, enfilant les perles de la raison sur une affaire qui la dépassait. L’affaire fit donc grand bruit. Mais, finalement, elle s’imposa : le constat était simple, l’objet du délit avait bien disparu et pas un seul individu ne pouvait se rappeler, même les premières mesures de la symphonie.

Cette évidence des sons suscita en retour des mouvements de foule : chacun croyait avoir conservé les premières notes, des hurluberlus se pressèrent dans les commissariats, entonnant en groupe ou parfois solitaires des mélopées confuses, des désirs « la lala », des trilles assez malvenues, fidèlement enregistrées par des préposés à qui on ne la faisait pas. Ces mouvements des premiers jours finirent en gouttes d’eau ; noires, blanches et croches se diluèrent. Au bout de quelques jours, ces stridences se ternirent, s’opacifièrent, plus personne ne tenta l’exploit de siffloter ne serait-ce que les premières notes de la symphonie perdue.

Le vol était patent, on en prit pleine conscience.

Évidemment, les choses n’en restèrent pas là, cette disparition suspecte se formula dans les règles du droit : la cinquième symphonie avait existé, elle ne pouvait disparaître sans raison, sans qu’un crime – pour l’instant hypothétique – eût été commis. Le vol était une voie de sortie, on s’y engagea pour qualifier ce que de vieux juristes jugeaient absurde : une disparition sans corps attesté, une absence non cristallisée dans un objet, un détournement de ce qui existait à peine.

Le corps du délit ne put être prouvé mais son absence résonnait dans toutes les têtes : que faire avec ça ?

Certains persifleurs tentèrent une diversion et placèrent les souvenirs comme éléments des débats. Ils affirmèrent que l’oubli pouvait être imputé dans la disparition d’une mémoire. Ils firent feu de tout bois et se gaussèrent de l’idée d’un vol sur une matière qui – pour autant qu’on en juge –ne pouvait se présenter et, plus finement, ne pouvait être désignée.

Cette question de la désignation et donc de la référence ouvrit des portes inattendues : ils décrétèrent qu’un vol ne pouvait toucher que ce que l’on peut montrer, que cette « monstration », quand elle est impossible, touche aux intimités que l’on ne peut connaître et que donc le crime ne s’applique pas. « Allez juger la disparition des tragédies de la mémoire collective ! » clamaient-ils dans les prétoires. « Qui se souvient du massacre de Macapa ? Et qui peut en attester ? » jugeaient-ils doctement.

Cette question de la désignation occupa donc les esprits, mais elle fut balayée par l’évidence : tout le monde se souvenait de la cinquième symphonie sans être capable d’en fournir les notes, ou d’en fredonner le thème. Le souvenir n’était donc pas en cause mais sa matérialité – certains osèrent –son expression. Le vol pouvait donc être qualifié par cette absence.

Le procureur de la République lança donc une procédure contre X. Pas un instant il ne douta de l’existence du X, d’un individu ou d’un groupe responsable du méfait. Cette individualisation de la charge en fit sourire plus d’un. Il se pouvait en effet que l’imputation du délit en revînt à une communauté, voire à une société tout entière. Au fond, il y avait bien une sorte de responsabilité collective dans cette disparition puisque le vol affectait ceux qui, malgré une déficience du souvenir, soutenaient mordicus que la cinquième avait bien été là.

Cette forme assez étrange de retournement, qu’un vol puisse être le fait d’un assentiment global et non totalement avéré, fournit le cadre de l’enterrement de l’affaire. On se convainquit peu à peu qu’un vol ne pouvait réellement avoir eu lieu. Que la mémoire de l’idée d’une symphonie ne constitue pas réellement une preuve de son existence ; que des objets sont perdus mais pas des émotions ; que, dans ces cas, la responsabilité est le fruit de ceux qui ne savent pas conserver.

Le débat s’enlisa. On finit par oublier le méfait, on fit le deuil d’un vol dont la portée nous dépassait, on s’en contenta.

Reste cette certitude, la cinquième symphonie n’est plus. On peut s’en persuader, on peut s’en émouvoir, on peut même tenter de la retrouver. Mais ce que l’on ne peut pas faire c’est continuer à faire « comme si », comme si ce manque, certains l’affirment, n’en était pas un, comme si on pouvait simplement passer, vaquer à autre chose, cheminer en silence, et suivre notre cours sans ce petit accompagnement. Pom, pom, pompom.

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, Le vol
[Rabat, 2014]
   
 
   
 
   
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