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La ruse
La ruse

 

 
 

Perdre n’est jamais certain

   
 

Tout le monde connaît, je crois, la belle histoire de la lettre volée. L’intrigue se noue autour de l’objet disparu, échappant aux multiples perquisitions de fonctionnaires de police tout à la fois zélés et sans imagination. Elle se clôt avec la pénétration d’esprit du génial Dupin qui comprend que pour perdre un objet il faut le placer en vue, mais au milieu d’autres banalités.

Cette partie de cache-cache entre nos habitudes visuelles et l’objet de la quête fut à l’origine d’une autre technique de disparition que je voudrais conter ici. Il pourrait s’agir d’une anti-lettre volée.

J’habitais, il y a quelques années, dans un pays lointain où j’avais pour un temps posé mes habitudes. Je disposais d’un appartement pour ma fonction et d’une employée qui lui était attachée.

De tout temps Vania avait servi ses patrons et leur logement, avec un sens peu commun de la continuité. Elle s’occupait de tout avec une sorte de dévouement, constamment loué de prédécesseur en successeur. Cette série ininterrompue de succès en faisait une employée modèle, une perle que l’on se repassait.

Nos débuts furent donc naturellement marqués du sceau de la confiance auquel elle était habituée.

Je ne suis pas un fanatique du rangement, j’aime la liberté d’un certain fouillis, d’un désordre de bon aloi. Je ne déteste pas laisser traîner des choses, des objets parfois précieux.

J’ai toujours pensé que cet abandon momentané leur retirait une partie du symbole dont on les a chargés, un juste retour à une forme d’équité. Témoin privilégié de cette manie de justice, ma montre à gousset que je ne mettais jamais.

Vania remarqua cette coquetterie, mais se garda bien de montrer un quelconque intérêt. Je pense aujourd’hui que dès cet instant elle commença son plan. Il est fort possible que je ne sois pas le premier à avoir été la cible de cet esprit subtil mais constamment caché. Mais il m’est difficile de connaître l’ampleur de ses méfaits, puisque précisément son plan éliminait non seulement les traces mais la possibilité même du vol.

Elle débuta très simplement en déplaçant ma montre. Elle la rangea dans un tiroir que je n’ouvrais jamais. Habitué à mon désordre, à ma vision floue de la place des choses, je ne remarquai que très tardivement cette disparition.

Lorsqu’enfin je lui fis part de mon souci, elle prit un air contrit et commença avec moi une recherche qu’elle seule savait certaine. Au bout d’un certain temps, elle me poussa habilement vers le tiroir en question. C’était tellement bien fait qu’à aucun moment je ne sentis le chemin qu’elle m’indiquait. En récupérant ma montre, j’eus l’impression voulue par cet esprit malin, je bredouillais quelques mots d’excuse et je m’éclipsai.

J’oubliai prestement l’incident. À quelques mois de là, elle recommença. Plus gêné que je ne l’aurais voulu, j’entrepris seul la patiente recherche. Elle dura plusieurs jours. Je retrouvais finalement ma montre dans un lieu peu classique mais magistralement marqué du signe de mon propre désordre. Il n’y avait ni vol ni coupable mais un seul irresponsable.

Il n’y eut pas de troisième fois. Une année plus tard, Vania avait gagné. C’est du moins ainsi que j’interprétais la possible disparition de ma montre à gousset.

Il y a bien sûr une autre explication. La simple beauté de ce méfait réside justement dans ce délicat balancement. Il est possible que je sois mon propre voleur, que mes yeux ne voient plus ce qui est toujours là. Que ma montre soit toujours dans l’appartement, mais irrémédiablement perdue dans la forêt encombrée de mes choses. Mais la véritable grandeur de son plan, c’est que je n’ose pas lui demander.

Vania revient chaque jour, se confond dans mes habitudes, dans mes désordres de pensée. Elle a repris ma confiance. Les années ont suivi.

Hier, j’ai accueilli mon successeur. Il portait au doigt une magnifique chevalière. Je lui ai présenté Vania. Au moment de nous quitter, j’ai croisé son regard.

Imperceptiblement, je crois bien que nous nous sommes souri.

 

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La ruse
[Sao Paulo, 2009]
   
 
   
 
   
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