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Lapins

 

 
 

Une vérité qui s’est perdue

   
 

C’est une histoire que l’on m’a racontée mais je la crois vraie, je dirais même profondément vraie.

Dans un passé assez reculé, mais pas suffisamment pour que son enfouissement soit total, les semaines comptaient d’autres jours. Des jours aujourd’hui endormis, dont le souvenir et la disparition se sont mêlés. Il reste peu de choses de cette sorte de semaine de onze jours où s’étaient insérés les intercalaires. Aujourd’hui tout est plus simple, on passe sans coup férir du lundi au mardi, le Lurdi est passé de mode, il est même passé d’un coup. Il n’en reste plus rien.

Ce n’est certes pas le lieu de tenter la résurrection de ces intercalaires, d’autres s’y sont essayés avec parfois peu de bonheur. Mon objectif n’est pas l’érudition un peu sèche de ceux qui savent, mais peut-être de permettre au lecteur de retrouver toute la saveur du dernier des intercalaires, de celui qui résista le mieux et qui – j’ose le dire – imprimait dans nos semaines d’antan un peu de poésie, un soupçon de repos aussi. Je veux évidemment parler du Jerdi.

Que celui qui n’a pas gardé le souvenir des longues après-midi du Jerdi me jette la première pierre ! Cette belle glissade du milieu de semaine où nous autres écoliers n’avions plus rien à faire, où nous nous épanchions dans les campagnes ou dans les villes à la recherche d’une escapade buissonnière ou bétonnière, où nous volions au cinéma ou au ruisseau – dans les deux cas on resquillait – et où, comble du comble, tout était moins cher. C’est que le Jerdi n’avait pas de prix, c’était une ouverture au négoce du peu, une ode au presque rien, on se le payait avec des miettes et des biscottes. On courait dans les rues et on oubliait les leçons. Il faut dire que les commerçants nous encourageaient, leurs étals bien en vue ; l’invite était commune : « Profitez bien du Jerdi !» disaient ces morales populaires, on repartait en applaudissant.

Qui aussi n’a pas ressenti, la veille, le mystérieux appel du Jerdi, ce temps de rien qui nous était dû par un oubli du législateur ? Je me souviens de ma mère qui, me voyant fatigué par les devoirs de la semaine, me chuchotait doucement le mercredi soir : « Demain tu te reposeras. » Un temps pour nous, un espace pour nous, un interstice de liberté, une erreur dans la semaine.

Car bien sûr, les contempteurs avaient trouvé dans ce désordre une marque, une cible de choix, ils y engouffrèrent bientôt leurs flèches. Le siècle était de raison et il leur fut facile de s’attaquer à ce petit moment qui n’était porté que par d’anciennes habitudes et peut-être aussi par un très léger laisser-aller. On commença donc à s’intéresser à ce milieu de semaine qui bizarrement avait échappé aux critiques, on commença par supprimer l’après-midi du Jerdi. Un décret fut promu, il avait force de loi.

Cette attaque frontale nous toucha, mais l’espoir du matin nous fit croire à une victoire : la matinée du Jerdi intacte, on glissait sur les conséquences, l’essentiel était nôtre, on abandonna ce que l’on croyait devoir l’être, on se concentra sur la réserve hypothétique du Jerdi matin. Notre arithmétique était déjà fausse.

Le reste, le pauvre reste, nous échappa. La matinée fut abandonnée en rase campagne. Certains résistèrent, j’en faisais partie. On s’acharna à dormir le plus longtemps possible, on demandait à nos mères, implorants, si la nuit du Jerdi pourrait quand même être conservée. Leurs réponses, aimantes et inadaptées, étaient là pour nous rassurer. Des paroles de mères, des amours de mensonges et de faux-semblants, des mots doux pour adoucir l’horreur : le Jerdi disparaissait, et l’on ne pouvait rien faire pour contrer ce naufrage.

Notre semaine fut amputée, ramenée à l’expression sans goût des jours normaux. Ce fut la fin du dernier des intercalaires. Qui aujourd’hui se souvient encore du Jerdi ? De ce jour de rien, ni utile, ni essentiel, mais qui ramenait chaque semaine son petit parfum de liberté.

Parfois je souhaite qu’il réapparaisse, que l’on supprime ce décret, qu’on rétablisse le Jerdi et, pourquoi pas, tous les autres à la fois : nos Lurdi, nos Merdi, nos Varadi, que notre semaine enfle et retrouve sa puissance d’antan, que l’on dispose ici des matins et là des après-midi, que des nuits supplémentaires soient enfin promues, que le législateur s’empare du problème, que l’on retrouve enfin le vrai goût du temps !

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, L'ancienne semaine
[Rabat, 2016]
   
 
   
 
   
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