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cabezal voleur
   
 

Le destin en embuscade

 
 
 

Au croisement de deux ruelles, Malandrin attendait. Mauvais endroit sans doute pour le néophyte, mais il avait choisi le lieu avec une certaine application. La sortie des bars sur l’avenue amenait à l’aube des dandys très grisés par le premier rayon du soleil. Au bras de demoiselles, ils s’appliquaient parfois à fuir la clarté pour tenter un premier baiser. Les ruelles étaient offertes à ces jeunes pressés, et Malandrin aussi qui les scrutait dans l’ombre.

Il travaillait chaque matin entre quatre et six heures, rigide sur son horaire, attentif surtout à ne pas dépasser l’heure du lait ou des premiers coursiers. Son méfait accompli, il rentrait se coucher. Ce parcours ordonné lui plaisait, un travail simple marqué d’un début et d’une fin, une occupation qu’il maîtrisait avec une certaine perfection, en pêcheur averti, bon connaisseur des mœurs de ses petits poissons. C’est presque en fonctionnaire qu’il se levait chaque matin, ce détrousseur méticuleux qui aimait son métier.

Il faut croire que cette vie bien réglée attira l’attention du destin. Celui-ci, comme on sait, adore les pieds de nez, les pitreries idiotes qui cassent les successions, et les ruptures charmantes tant redoutées des fonctionnaires. C’est donc un matin, vers potron-minet, qu’il passa à l’action.

Un jeune homme bien fait, bien qu’un peu éméché, apparut soudain entre ses ruelles. Tout autre jour il se serait réjoui de cette proie facile, s’il n’avait pas eu à son bras une forme d’apparition. De longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, épousant parfaitement le drapé de son châle, deux charmantes bottines bien lustrées portaient une mademoiselle en robe à crinoline. Plus haut, au-dessus d’un cou – d’une blancheur délicieuse –, il surprit à la fois une mimique frondeuse et deux grands yeux noisette qui n’en pensaient pas tant.

Il tomba dans l’instant amoureux de l’amoureuse qui ne tenait pas son bras. On conçoit aisément que ce n’était ni le lieu, ni surtout le moment. Il bafouilla intérieurement, et si des années de pratique vinrent à sa rescousse, il ne put s’empêcher de chavirer en sortant de son ombre.

Très maladroitement, mais d’une voix encore forte, il cria : « L’Amour ou la Vie ! » Et il ne se reprit pas – ce qui peut être le sauva. On s’imagine l’effet qu’aurait eu la reprise correcte de son entrée, une tentative du genre : « Non, excusez-moi, je me suis trompé ! »

Le dandy affolé était plus couard que beau, il prit ses jambes à son cou et détala. C’est là que Malandrin fut le plus embêté, pétrifié devant elle, son gros couteau en main, il ne sut rien dire que : « Il fait froid ce matin. » C’était évidemment pire que sa réflexion de l’instant, mais d’un autre côté ce petit intermède lui permettait de respirer, et à la belle aussi par la même occasion.

Celle-ci se reprit plus vite que lui – il l’aima plus encore dans ce retournement – et dit : « Monsieur, je n’ai rien à vous offrir, mon servant s’est enfui avec tous mes espoirs, oserais-je vous demander de me raccompagner ? »

Il en fut tout chaviré. Prenant son courage à deux mains, il lui présenta son bras.

Nul ne sait ce qu’ils se dirent durant cette promenade, mais en revenant sur l’avenue on entendit très clairement un rire cristallin.

Malandrin disparut des chemins de traverses.

Un nouveau couple fit son apparition sur les allées, évitant les ruelles à toute heure de la journée, elle porte une crinoline et lui un grand chapeau.

Il n’est pas de ceux qui se rient du destin, celui-ci d’ailleurs le lui rend bien.

   
     
     
     
 
Christophe de Beauvais, Voleur
[Tarare, 2020]
Traduction à l'espagnol : Ónix Acevedo Frómeta
   
     
     
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