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Une carte universelle de l’espace et du temps ?

CHRISTOPHE DE BEAUVAIS

Premiers pas : des quantités qui nous échappent…

Nos espaces sont bornés, nos temps sont limités, pourtant nous embrassons l’infini.

Ce petit paradoxe spatio-temporel, nous l’explorons tous les jours sans vraiment nous en apercevoir. Prenons un exemple tout bête : le kilomètre. Il a l’air simple comme ça, avec un côté très rassurant : c’est la distance jusqu’à l’arbre là-bas, c’est l’espace qui sépare ces deux maisons de mon village, etc. Mais c’est aussi 1 million de millimètres, et là ça se complique.

Ce kilomètre rassurant, tentez de l’imaginer comme une suite de petits cubes de 1 millimètre de côté. Vous avez donc un million de ces petits cubes qui ressemblent à du gros sel. Maintenant au lieu de les placer à la queue leu leu, rassemblez-les, placez-les côte à côte, de façon à faire un gros cube. La question est : quelle est la taille du gros cube ?

Bon, le résultat est un (gros) cube de 10 centimètres de côté. Votre kilomètre s’est réduit à peau de chagrin, il tient dans votre main.

J’entends déjà les moues des plus fiers : « Ah oui, mais bien sûr, on apprend ça à l’école ». Et ils n’ont pas tort, ceux qui ont les chiffres en tête et la multiplication facile. Mais voyons si nous ne pourrions pas gommer un peu leur sourire condescendant. Reprenons le même exercice mais à l’envers, avec un grain de sel.

Ce grain de sel, disons que c’est justement un cube d’un millimètre de côté. Mais lui, il est composé d’atomes (un truc tout petit que l’on a appris en classe), et même d’atomes de Chlore et d’atomes de Sodium (NaCl pour les intimes). Et ces atomes sont arrangés eux-mêmes dans une série de (tout) petits cubes qui mis côte à côte donne le (gros) cube de gros sel. Allez, je vous donne les dimensions des (tout) petits cubes : 2,82 angströms de côté, soit 2,82 10-10 mètre de côté.

La question est : si je mets la queue leu leu tous les (tout) petits cubes qui composent mon grain de sel d’un millimètre-cube, quelle sera la longueur de ce « collier » ?

Normalement, les plus forts ont sorti leur machine à calculer, les autres, ils attendent. Et de ce point de vue ils sont au moins aussi forts que les plus forts de l’instant.

Bon, le résultat est… 12,5 millions de kilomètres. Et ça c’est vraiment beaucoup, environ 33 fois la distance entre la Terre et la Lune.

Vous n’avez pas compris ? C’est exactement mon point : nous ne sommes pas forts avec l’espace et les distances.

On pourra se défendre en disant que l’espace est retord, qu’il peut s’étirer ou se mettre en boule, et que, bien sûr, c’est cela qui est compliqué. Mais on a quand même des difficultés à relier le petit et le grand, le grain de sable et le tas de sable, et il faut reconnaître qu’au fond on ne comprend pas très bien pourquoi la somme de tous ces petits donne des monstres si grands.

Remarquez que ce problème – l’addition des petits et la grandeur des grands – se retrouve également quand on parle du temps. Combien de secondes dans un mois ? 200 000 ? Un million ? 10 millions ? C’est si petit la seconde qu’on est rapidement perdu (au fait, il y en a 2,5 millions). Et à l’envers ça donne quoi ? Un milliard de secondes, c’est combien en années ? Là on est vraiment perdu (la réponse c’est 31 ans). Et évidemment c’est aussi vrai quand on parle de n’importe quoi : combien de brins d’herbe dans une prairie d’un hectare ? Combien de grains de sable sur une plage ? Combien de gouttes de pluie dans un orage d’été ? Et inversement : un seau d’eau, c’est combien en gouttes ? Combien de grains de blé dans une poignée ? Ou tout ce que vous voulez.

Bon, vous avez compris. Mais le but de cet article n’est pas de répéter inlassablement que la somme de petits riens fait un grand tout qui nous dépasse, ou qu’un grand tout est constitué d’une telle quantité de petits riens qu’elle nous dépasse. Ça c’est juste le point de départ, juste pour montrer que notre base est faible, et que prendre notre envol en s’appuyant sur ce plongeoir est un exercice risqué.

C’est pourtant ce que l’on a fait et ce que l’on va faire. La formulation est ambigüe, je reprends.

Espace et temps dans la vie de tous les jours : vers une première carte

De tout temps nous habitons dans les mêmes paysages, nos collines sont les mêmes aujourd’hui que celles d’un grec ancien ou d’un fermier du bas Berry, nos plaines se ressemblent, nos étendues sont identiques. La course du Soleil durant le jour n’a pas beaucoup changé durant des temps immémoriaux, les jours se succèdent pour nous comme ils se succédaient avant, et nos durées sont aussi bornées que celles de nos plus lointains ancêtres.

Bien sûr les uns ont des montres à gousset, les autres ont des clepsydres, les troisièmes ont l’ombre du bâton ; les uns ont des avions, les autres ont des pieds. Les uns et les autres pensent certainement le monde différemment, mais tous nous vivons et avons vécu sur une même Terre, dans un même paysage spatio-temporel.

Cette base est solide. On n’a jamais rapporté une accélération du temps ou une contraction de l’espace. Même inconnue des grecs anciens ou des jeunes sumériens, une seconde est toujours une seconde, un millimètre est toujours un millimètre, et l’arbre là-bas est toujours « là-bas ».

Des évidences ? Certainement, mais il faut bien commencer quelque part. L’idée qui suit est aussi une évidence, mais on va la poursuivre un petit moment.

Dire que notre paysage spatio-temporel est le même ne veut pas dire qu’il n’a pas évolué, ou plus précisément qu’il n’a pas été exploré. On pourrait donc imaginer l’idée d'une carte, pas vraiment d’une carte où l’on pourrait se repérer, comme on dirait « je suis ici et il est maintenant », mais une carte quand même qui montrerait l’extension du domaine et les zones que nous avons découvertes depuis l’aube des temps.

Prenons un exemple. Même si l’on a parfois du mal à la manipuler, la seconde est notre amie. C’est une amie non pas de longue date, mais une amie récente qui date (pour la vie de tous les jours) de la multiplication des chronographes au XIXème siècle. Pour un grec ou un romain, la seconde n’existe pas, au sens précis où ils n’ont rien pour la mesurer. Il est tout à fait inenvisageable par exemple qu’un grec (ancien) s’exclame : « Attends moi 2 secondes, j’arrive ! »

Bref, nous avons dans notre paysage un point, la seconde, qui n’existait pas avant.

C’est naturellement aussi vrai pour l’espace. Je vais prendre ici un exemple personnel. Je me souviens quand j’étais jeune, que l’amie fermière qui habitait pas loin de chez nous dans la campagne du Berry, avait accepté de nous amener en voiture, mon jeune frère et moi, à la gare d’Issoudun à 27 kilomètres de là. Je me souviens bien ce voyage parce qu’au bout de quelques kilomètres elle conduisait de plus en plus nerveusement, et elle manqua plusieurs fois de nous mettre dans le fossé. Son problème, comme elle nous l’expliqua en arrivant à la gare, c’est que c’était la première fois qu’elle allait à Issoudun et, comme elle disait : « elle ne connaissait pas la route ». Pour elle, aller à Issoudun était vraiment un voyage, une grande distance, une chose presque démesurée. Ses voisins, les Robert, ne se déplaçaient qu’à vélo. Ils n’avaient d’ailleurs qu’un seul vélo que les deux frères se partageaient pour aller à la petite ville à quatre kilomètres de là, alors que leur mère ne se déplaçait qu’à pied. Alors, pour les Robert, Issoudun, c’était vraiment le bout du monde.

Tout le monde a des histoires comme ça. Nos distances ont considérablement diminué depuis peu : pensez par exemple qu’en 1840, on mettait deux jours pour faire Paris-Lyon en diligence (et cela coûtait 800 €, soit-dit en passant). Aujourd’hui mille kilomètres c’est vraiment une broutille, surtout pendant les grandes vacances, dites ça à vos grands-parents ou vos arrières grands-parents pour les plus jeunes.

Ces quelques exemples ne sont là que pour montrer que l’idée d’une carte de l’espace et du temps serait forcément une carte variable en fonction des lieux et des époques, évolutive évidemment, mais qu’elle donnerait à voir quelque chose, qu’elle dirait quelque chose sur la manière dont les hommes se sont intéressés à ce territoire très particulier.

L’extension des territoires spatio-temporels va encore dépendre, à une époque donnée, de ceux qui racontent l’histoire.

Reprenons notre grec ancien imaginé, son espace du plus petit au plus grand, va peut-être du millimètre à quelques dizaines de kilomètres, et son temps d’une fraction de jour à quelques dizaines d’années. Pour l’instant la précision n’est pas notre problème. Pour un savant de l’époque, comme Eratosthène, celui qui mesure la circonférence de la Terre, l’espace va jusqu’à quelques dizaines de milliers de kilomètres. Et pour un historien de l’époque, prenons un Hérodote ou un Thucydide, le temps remonte à quelques centaines d’années. Ces distances et ces durées devaient paraître démesurées à la plupart de leurs contemporains.

C’est exactement la même chose aujourd’hui, sauf que notre territoire s’est considérablement étendu. D’aucuns parlent aisément en millions voire en milliards d’années, d’autres en millions voire en milliards de kilomètres ou d’années-lumière, et certains nous disent même que les nanosecondes existent et qu’elles cohabitent avec les angströms ou avec les fermis.

A part une poignée d’individus, on ne sait pas vraiment ce que c’est – à quoi ça correspond – un milliard de trucs (je rappelle que l’on était déjà faible avec le million de millimètres de tout à l’heure), mais malgré tout notre paysage a pris des proportions grandioses.

Je veux ici dire que le silence éternel des espaces infinis ne nous effraie plus, on y a placé des ordres de grandeurs. Ce sont comme des panneaux de signalisation, des panneaux qui nous indiquent : « ici c’est la voie lactée : 100 000 années-lumière », « ici c’est la galaxie d’Andromède : 1 million d’années-lumière », « ici c’est un atome : 1 angström », « ici une femto-seconde, là des attosecondes », c’est encore plus rapide. Et enfin : « ici l’univers : 13,7 milliards d’années » ! On ne comprend pas bien ce que ça veut dire, mais on est rassuré.

Pour l’heure, oublions ces immensités et contentons-nous de comparer notre espace-temps de tous les jours avec celui de nos ancêtres, grecs, romains ou ce que vous voulez. Cela va forcément être très approximatif, mais disons par exemple que 1000 kilomètres « nous parlent », aussi bien qu’un dixième de millimètre, ou qu’un dixième de seconde (pensez à un cent mètres), et que nous remontons les centaines d’années en livres d’histoire ou en généalogies. D’un autre côté ces extensions (1000 km, 1/10 mm, 1/10 s etc.) ne parlent pas (mais alors pas du tout) à notre ancêtre un peu lointain.

Commençons donc par mettre ces données sur le papier, et dessinons la carte approximative suivante :

En rouge, on a représenté le domaine spatio-temporel d’un grec ancien ou d’un romain (AVANT), en vert (MAINTENANT), notre domaine spatio-temporel de la vie de tous les jours. Les dimensions de ces domaines sont fixées par la réponse à une seule question : « X secondes, ou Y mètres, ça vous parle ? Vous voyez de quoi l’on parle ? »

Comme les réponses sont souvent difficiles à obtenir, on a fait des hypothèses :

- On a supposé que l’échelle de temps d’un grec ancien va d’une dizaine de secondes (101 secondes) à disons une quarantaine d’années (soit 109 secondes), et que son échelle d’espace va d’un centimètre (10-2 mètres) jusqu’à 100 kilomètres (106 mètres).

- On a supposé que l’échelle de temps d’un contemporain lambda va d’un dixième de seconde (10-1 secondes) à disons quelques centaines d’années (soit 1010 secondes), et que son échelle d’espace va d’un dixième de millimètre (10-4 mètres) jusqu’à 10 000 kilomètres (108 mètres).

Il faut tout de suite dire que ce n’est pas du tout une carte pour se repérer dans l’espace et le temps ! Ce n’est pas comme une carte de la France où l’on indiquerait les lieux et les temps pour y arriver. C’est plutôt une carte des quantités, des quantités d’espace et de temps.

Je répète également que la taille des domaines est assez arbitraire, et que des historiens pourraient sans doute (utilement) préciser : je n’ai aucune idée de la manière dont un chinois ancien ou un aztèque envisageait l’extension spatio-temporelle de son environnement !

Vers une carte universelle de l’espace et du temps

Mais comme on l’a dit, cette première carte est une mise en jambe, parce que de tous temps des savants se sont intéressés à pulvériser ses dimensions, à agrandir la carte avec des calendriers qui pouvaient s’étendre sur des milliers d’années, avec des mesures de la circonférence de la Terre ou de la distance entre la Terre et la Lune. On pourrait dire qu’il y a autant de cartes différentes de l’espace et du temps qu’il y a de civilisations qui se sont intéressées à la question, et toutes l’ont fait à des degrés divers.

La nôtre non seulement n’échappe pas à la règle, mais elle a fait de cette règle un pilier de son développement. Nous mesurons tout et depuis longtemps (ou en tout cas depuis la révolution galiléenne).

Et mieux encore à force de mesurer, nous connaissons (un « nous » très présomptueux) les dimensions ultimes de la carte ! C’est un peu comme si on avait refermé le planisphère de la Terre, mais qu’au lieu de l’avoir fait avec un Magellan ou un Vespucci aux dimensions du globe, on l’avait fait aux dimensions de l’Univers.

Commençons par fixer les limites de notre Univers. Le temps le plus petit est appelé le temps de Planck et il vaut à peu près 10-44 s. C’est le temps le plus court qui ait une signification physique, il correspond au temps que mettrait la lumière pour parcourir la longueur de Planck, soit 10-35 mètre. Voilà donc du côté des infiniment petits les limites inférieures.

Et de l’autre côté, du côté des grands temps et des grandes distances, on a également trouvé les limites, elles sont davantage connues : on sait que le maximum des temps, c’est l’âge de l’univers 13,7 milliards d’années (environ 1018 secondes) et que la distance maximale (l’univers visible), c’est donc 13,7 milliards d’années-lumière (environ 1026 mètres) (Pour les physiciens de passage : « j’ai beaucoup simplifié, et j’en suis bien marri ! Mais c’est pour la bonne cause ».)

Avec en ligne de mire le plus petit et le plus grand des temps, la plus petite et la plus grande distance, on peut enfin accéder à l’ensemble du « globe Univers ».

Voilà cette carte :

On a représenté notre petit territoire en vert, celui de « notre vie de tous les jours », à cette échelle on voit très peu la différence avec le territoire de nos ancêtres. En gris c’est le territoire qui a été exploré par les physiciens (et bien sûr les astronomes, les archéologues, les géologues, et tous les autres). Enfin en vert clair c’est la « Terra (encore) incognita » avec les dimensions globales de l’espace et du temps.

Pour donner un aperçu du territoire des physiciens, les plus anciennes (et donc lointaines) galaxies observées remontent à 13 milliards d’années, quelques centaines de milliers d’années après le Big bang. On n’est donc pas loin de « toucher » les bords extrêmes de l’espace et du temps. Pour les petites échelles, on mesure jusqu’au fermi (10-15 mètre, la taille du noyau atomique) et pour les temps à l’attoseconde (10-18 s, les temps caractéristiques des électrons), ce qui fixe les dimensions inférieures.

Cette carte, très simplifiée, très approximative, donne quand même quelques idées.

On voit par exemple que notre territoire (en vert) n’est pas au centre de la carte, mais qu’il est plus décalé vers les bords du temps que vers les bords de l’espace. Il n’est qu’à quelques cases de l’âge de l’Univers (un facteur 109 quand même) mais bien plus éloigné de la taille de l’Univers (là c’est un facteur 1018).

Nos unités (la seconde et le mètre) sont donc plutôt du genre « temps » que du genre « espace » quand on les compare à l’extension temporelle ou spatiale de l’univers. On veut dire par là qu’entre une seconde et l’âge de l’univers, il n’y a « qu’un » facteur 1018 (14 milliards d’années = 1018 secondes), alors qu’entre un mètre et la taille de l’univers, il y a un facteur 1026 (14 milliards d’années-lumière soit 1026 mètres). Pour le dire d’un mot : pour nous l’Univers est beaucoup plus vaste qu’il n’est vieux !

Ce décalage encore plus vrai pour le territoire en gris des physiciens qui s’étend vers les grands temps et les grandes distances. L’infiniment petit – dans le temps et dans l’espace – n’est pas vraiment notre domaine, on est beaucoup plus à l’aise avec l’infiniment grand !

Epilogue

Nous voilà arrivés au terme de notre petit voyage. On a jonglé avec des ordres de grandeurs qui n’ont pas grand sens pour nous (rappelez-vous nos remarques du début), mais qui malgré tout permettent de nous situer sur une carte.

Nous sommes au milieu d’un îlot, d’un petit bout d’espace et de temps (nos durées de vie) absolument minuscule (ou absolument gigantesque) par rapport à l’océan des espaces et des temps qui nous entourent.

Il est évidemment difficile de donner une idée des dimensions de la carte et particulièrement de donner une idée des temps courts et des distances infinitésimales (pour paraphraser un immense physicien : « il y a vraiment beaucoup de place en bas »).

Mais tentons quand même la chose, et regardons ensemble à quoi ressemble la Terre vue de Saturne (c’est le cliché le plus lointain de notre planète, pris par la sonde Voyager I) :

Vous ne voyez rien ? C’est normal.

Nous, la Terre, c’est le petit point blanc…

   
     
     
     
 
Christophe de Beauvais, Une carte universelle de l’espace et du temps ?
[Tarare, 2020]
Traduction à l'espagnol : Ónix Acevedo Frómeta
   
     
     
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