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Joseph, variations autour de l’Aimé
Joseph, variations autour de l’Aimé
     
 
« Il y a très certainement pour les chercheurs
des signes en Joseph et ses frères. »
   
 
Coran, 12, 7
   
     
 
« Il n’y a pas d’étrangers sur cette terre,
il n’y a que des gens qui ne se sont pas rencontrés. »
   
 
Talmud
   
     
     
     
 

Ses frères jaloux complotent de le faire mourir, puis se ravisent et l’abandonnent au fond d’une citerne sèche à la morsure des serpents et des scorpions. Ils reviennent chez leur père en rapportant sa tunique ensanglantée pour  le convaincre que son fils a été dévoré par des bêtes sauvages ; près de dix années plus tard  ils se retrouvent à nouveau face à face mais dans un rapport de force inversé et la mémoire de cette histoire enfouie remonte alors violemment à la surface.  

Evoquer Joseph, c’est se laisser toucher par une aventure de fraternité blessée qui, par une alternance d’ascensions et de chutes, avance vers sa réparation. « Ce sont mes frères que je cherche » explique-t-il  au mystérieux messager qui surgit sur sa route alors qu’il erre dans la campagne. Et cette quête est bien le noyau vivant de toute sa vie, le lieu où il doit s’humaniser, se défaire de cette arrogance insouciante ou inconsciente qu’il tourne vers eux au début de leur histoire. Sur ce chemin de la lutte fratricide, nombreux  sont ceux qui le précèdent : Caïn et Abel, Isaac et Ismaël, Esaü et Jacob, Osiris et Seth… Mais la solution qu’il propose, digne d’un thérapeute avisé, est profondément originale et  l’immense sagesse qu’il y met en œuvre n’a rien à envier à celle d’un Salomon : « Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien, afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : sauver la vie à un peuple nombreux. » A travers l’action de Joseph, l’histoire scandaleuse se transforme en histoire providentielle. La haine des frères se déploie sans qu’aucune goutte de son sang ne soit versée (Joseph serait-il  étrangement protégé ?) et la situation finale représente une amélioration considérable par rapport à la situation initiale, sans exclure toutefois que le véritable profit à tirer de ces péripéties ne réside dans une revisitation éclairée de la question du deux…

Tout commence par une banale histoire de jalousie : Joseph est le préféré de son père, Jacob, car il est le premier enfant de son mariage avec Rachel, la femme aimée, celle dont le beau visage l’a tant ému au puits de Sichem qu’il a réussi à soulever tout seul la lourde dalle qui en barrait l’accès pour lui donner à boire dans la chaleur du jour, à elle et à ses troupeaux. Son nom même signifierait « dieu a ôté ma honte » parce qu’avec lui Rachel échappe à l’opprobre de la stérilité, ou, selon une étymologie populaire, « celui qui est ajouté » parce qu’il est venu par surcroît ou par grâce après ses onze frères. Joseph est l’enfant de l’amour.

Il est beau, beau de visage, beau d’apparence ; il a le « ren », ce charme mystérieux qui provoque la bienveillance d’autrui et qui en fait un être à part. Sur lui ruisselle l’amour du père et la préférence du père  éclate dans les couleurs et les ornements de la tunique qu’il fait tisser pour lui lorsqu’il a dix-sept ans. Ses frères sont pleins d’envie à son sujet et Joseph, lui, ne se prive pas de rapporter à son père tout le mal qu’on dit sur eux (ainsi selon le Targum, Joseph raconte à son père qu’il les avait vus manger de la chair arrachée à une bête vivante, oreilles et queue…).

Joseph a un songe et il le raconte à ses frères: il se voit en train de lier avec eux des gerbes dans les champs, la sienne se dresse au milieu et celles de ses frères l’entourent en se prosternant.  Il fait un deuxième rêve et cette fois c’est la lune, le soleil et onze étoiles qu’il voit se prosterner devant lui. Le récit qu’il en fait à nouveau ingénument à ses frères attise encore un peu plus  la violence de leur haine.

Un jour, alors que ses frères vont faire paître les troupeaux de Jacob du côté de Sichem, celui-ci, très imprudemment, envoie Joseph vers eux (Jacob rejouerait-il ici, consciemment ou inconsciemment, le sacrifice d’Abraham ?), l’exposant dangereusement à leur désir de vengeance. Il erre à leur recherche et rencontre un mystérieux inconnu qui n’est pas sans évoquer celui que Jacob avait combattu toute la nuit au gré de Yabbok avant de reconnaître en lui un ange de son dieu.

Les frères se précipitent sur lui mais après une intervention de l’aîné Ruben ils renoncent à le tuer et le jettent au fond d’une citerne sans eau d’où il lui est impossible de sortir. Avant de rentrer vers Jacob, ils trempent la belle tunique de Joseph dans le sang d’un bouc égorgé pour le persuader que son fils a été dévoré par les bêtes (selon le Targum encore, Jacob n’y aurait pas cru et aurait continué de sentir à distance que son fils était vivant). Il est finalement tiré de la citerne par des Madianites et vendu à une caravane d’Ismaélites en partance vers l’Egypte.

En Egypte, il se retrouve intendant de la maison de Putiphar, un officier de Pharaon. La femme de Putiphar tombe amoureuse de lui et le harcèle. Il la repousse et s’enfuit  mais elle réussit à lui arracher son vêtement et s’en sert comme alibi pour l’accuser auprès de son mari qui le fait mettre en prison.

Grâce à sa capacité à interpréter les songes, il est libéré. Le Pharaon est troublé par deux rêves qu’il ne comprend pas : sept vaches maigres dévorent sept vaches grasses, sept épis de blé secs dévorent sept épis bien mûrs. Joseph déclare que ces deux rêves n’en font qu’un et qu’ils sont un message divin. Les sept vaches comme les sept épis sont sept années, sept années d’abondance suivies de sept années de famine. Ebloui par son art divinatoire, le Pharaon le revêt de vêtements de lin fin et lui passe autour du cou le collier d’or. Il devient alors gouverneur d’Egypte et tient tout le pays dans sa main. Il fait des réserves, organise la collecte et le stockage de la nourriture en prévision de la disette et, lorsque celle-ci arrive, de toute la terre on vient en Egypte pour acheter du blé.

La famine sévit jusqu’en Canaan et Jacob envoie ses fils en Egypte pour acheter de la nourriture. Joseph reconnaît ses frères à leur insu. Il les met à l’épreuve et les accuse d’être des espions. Alors les frères racontent leur histoire, ils se parlent  en hébreu sans savoir qu’il les comprend. Il les entend exprimer des remords à son sujet et il pleure en cachette. Mais il prolonge leur épreuve et les oblige à amener vers lui Benjamin (le dernier, le deuxième fils de Rachel qui joue le rôle de double de Joseph) que Jacob n’avait pas voulu laisser partir. Il les force ainsi à revivre à travers Benjamin leur cruauté passée à l’égard de Joseph. Il cache sa coupe de divination dans le sac de Benjamin, accuse celui-ci de l’avoir volée, et le condamne à rester comme esclave. Mais Juda intervient pour sauver Benjamin et Joseph se laisse attendrir, sa fibre maternelle se met à vibrer (n’est-il pas ici en position de Père nourricier ?), il se fait reconnaître, il pleure devant eux et leur pardonne. L’ancienne blessure trouve ici sa réparation et beaucoup plus, en se faisant source : puisqu’au final quand Joseph se fait reconnaître, à travers lui, c’est l’étranger qui se fait reconnaître comme frère.

Alors, en grand équipage, Joseph envoie chercher Jacob au pays de Canaan et Pharaon l’accueille somptueusement, lui et toute sa famille. Avant de mourir, Jacob bénit Joseph en exaltant sa vertu de résistance : « Les archers l’ont exaspéré, ils ont tiré et l’ont pris à partie. Mais son arc est demeuré ferme… » et en évoquant le surcroît de bénédictions dont il est le dépositaire : « Les bénédictions de ton père l’ont emporté sur les bénédictions des montagnes antiques, sur les aspirations des collines éternelles », donnant ainsi à sa trajectoire cette ouverture cosmique que le deuxième rêve de Joseph suggérait. Rien n’est perdu de ce qui a été semé, en Joseph tout s’accomplit, la répétition qui scande tout le récit n’est jamais que la forme insistante que revêt l’accomplissement. En Joseph les gerbes sont liées, le temps est bien celui de la moisson, de la plénitude des récoltes.

Sa vie est racontée dans un récit tardif qui clôt la Genèse et ouvre sur l’Exode, rédigé sans doute à la fin du Vème siècle par un rédacteur qui écrit en Egypte pour les Juifs de la Diaspora égyptienne. Ce contexte rédactionnel isole le  Livre de Joseph dans le paysage des textes bibliques puisque son message plaide en faveur de l’intégration et de la chance qu’elle représente. Si dans l’Exode, l’Egypte est devenue terre de servitude, pour Joseph, en revanche, elle est cette terre d’accueil où ses incroyables compétences vont pouvoir fructifier, où le brassage des cultures peut avoir lieu sans préjudice à la fidélité ancestrale. A l’instar d’Abraham et de Jacob, il reçoit un nom nouveau mais c’est un nom égyptien (Çophnat-Panéah, c’est-à-dire « dieu a dit, il vivra » ou encore « l’homme pour qui les choses cachées sont dévoilées ») avant d’épouser la fille du grand prêtre d’Héliopolis. Le dieu qu’adore le Pharaon n’est donc pas contradictoire de celui qui s’exprime en Joseph et qui, à l’exception d’un bref passage (au chapitre 39), est toujours nommé dans sa forme plurielle d’Elohim. La figure de Joseph n’est donc pas celle d’un Exilé asservi ou exploité, mais celle du Migrant Magnifique, de l’Etranger Princier.

Et toutes les ouvertures pratiquées par le texte du Livre de Joseph se réfléchissent dans la figure même de Joseph : toute tissée d’échos, de résonances, de souvenirs, de ceux qui le précèdent ou de ceux qui voisinent. Tout se passe comme si cette figure tardivement consignée du Pentateuque rejouait en elle et à sa manière toutes les histoires bibliques d’élection et de sacrifice, de souffrance, d’errance, de catastrophe, d’exil et de déportation mais aussi de bénédiction et de gloire (on pense à David, à Daniel, à Esther…). Les rejouait en les inversant puisque les épreuves qui bordent son chemin le mènent au plus haut de la splendeur non pas en terre de Canaan mais paradoxalement en Egypte même.

Figure d’intertextualité mais aussi d’interculturalité : on y entend sonner des échos de l’histoire  du dieu Osiris (dieu blessé, dieu de la végétation) et peut-être,  qui sait, de Dumuzi, ce berger devenu prince de la tradition sumérienne.

Figure de la Sagesse « plus belle que le soleil, celle qui surpasse toutes les constellations », devin lecteur de songes mais aussi interprète des desseins divins, figure nourricière quasi féminine dont les entrailles matricielles s’émeuvent et frémissent.

Figure de fraternité « augmentée » qui se déploie avec magnificence pour atteindre le visage de l’autre, de tout autre.

Figure,  enfin, qui semble être à la place du dieu (le deuxième rêve qu’il raconte à ses frères où il voit le soleil, la lune et onze étoiles se prosterner devant lui l’installe à cet endroit et la suite du texte ne fait qu’en multiplier les indices), conjurant la figure du Serviteur Souffrant ou du Bouc émissaire au profit de l’Aimé rayonnant  à qui tout réussit, du Fils ruisselant de bénédictions : figure comme saturée de lumière, figure d’accomplissement à laquelle toute frustration semble étrangère. Comme si jamais le visage du dieu n’avait été aussi proche  qu’en Joseph, comme si cette proximité même créait toute la turbulence de l’histoire dans ses vertigineuses alternances de haut et de bas. Sans pour autant que disparaisse l’ambiguïté profonde de son personnage…

La marque particulière du Livre de Joseph est peut-être cette touche légère du dieu, un dieu discret qui n’interpelle ni n’admoneste, ni ne se manifeste avec fracas dans l’éclair ou la nuée, mais parle à travers la voyance inspirée de Joseph et se révèle à l’endroit où le lien blessé se répare, un dieu bouleversé qui frémit et qui pleure. Joseph ne l’absorbe pas à son profit mais le laisse rayonner continûment à travers lui dans cette lumière qui l’accompagne et il lui en vient une grande douceur car il reste le messager, le second.

Etrange livre totalement à part dans tout le Pentateuque, où l’histoire n’arrête pas de répéter, de mimer, de rejouer, comme pour mieux introduire la variante somptueuse que constitue Joseph, comme pour mieux signaler sa vertigineuse inversion des figures.

La marque de Joseph est de couvrir la totalité de l’espace, des bords au centre, du plus profond du puits au sommet de la voûte céleste et, chemin faisant, de retourner l’histoire en inversant les signes: le Bas devient le Haut, l’Etranger devient le Frère, Le Migrant, le Prince, la Terre de l’Exil devient pays de gloire et de fructification mais il est impossible de décider de ce qui relève de la ruse de Joseph ou de l’action bienfaisante des Elohim… Auparavant il aura fallu passer par cet intarissable jeu de miroirs qui semble là pour épuiser toutes les figures du deux, du même à l’autre en passant par le frère, Joseph lui-même étant comme dédoublé dans sa tunique, véritable emblème de ses changements de statuts successifs.

Celui qui cherchait (ses frères) est aussi peut-être celui que le Père cherchait, ne pouvait s’empêcher d’espérer vivant. Celui qui dévoilait les choses cachées est aussi peut-être le plus mystérieux car il est, comme en rêve,  lui-même dissimulé derrière la main voilée de la Sagesse…

   
 
   
 
Anne Zali, Joseph, variations autour de l’Aimé
[Paris, 2017]
 
Remerciements à Annie Berthier et Michel Felix David qui m’ont aidée par leurs relectures très attentives.
 
   
 
   
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