Menu General

[Chroniques minuscules] II

Chroniques
Chronique précédente

Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Le dieu las

Au mitan de sa vie, Poséidon en avait eu marre.

Trop de tempêtes, trop de bourrasques, trop de raz-de-marée. Toute cette agitation grandiose pour laquelle il était destiné avait eu raison de sa bonne volonté. Il aspirait à la paix, à une vie simple, à un travail journalier où il pourrait savourer sa passion des flots.

Il s’était donc réincarné.

On croit souvent que les grands hommes aiment constamment leur grandeur, que les héros le sont du soir au matin, et que les dieux n’aspirent qu’à le rester. C’est sans doute peu comprendre leur intimité. La lassitude est un poison constant qui se fiche des hiérarchies et des logiques de classe. Les divinités aussi s’ennuient. Il avait repéré l’annonce : le jardin des Tuileries recherchait un préposé aux eaux et aux bateaux. C’était forcément pour lui. Il eut à peine à se déguiser : la clope au bec, la casquette sur la tête, il enfila avec ravissement son petit costume d’employé. Et pendant quelques mois, il fut le maître de son bassin, le dieu minuscule d’une mare, goûtant aux habitudes et au train-train quotidien, se transformant presque dans son incarnation.

Il est probable que son frère, qui avait l’esprit de famille, jugea à un moment que la plaisanterie avait assez duré. Ou que sa nature profonde renâcla à vivre ainsi cachée. On ne sait.

Mais un beau jour, un jeune fat des beaux quartiers, du haut de ses dix ans, le héla : « Hé, toi le mec là-bas, va me chercher mon bateau ! Et fais fissa ! » Le préposé se figea. Sur l’Olympe, les conversations se turent et firent place à un silence crispé. En bas, les oiseaux s’arrêtèrent de chanter, les arbres replièrent leurs branches, attentifs à la suite. Et des nuages inquiets masquèrent le point de vue de Phébus pour ne pas en rajouter.

À l’arrière des yeux du préposé, Poséidon s’éveilla.

Paris n’avait jamais connu de geysers, ni aucun cyclone tropical et encore moins de tsunami. Ça soufflait sec sur les Tuileries !

Comme disait Zeus, son grand frère, « Poséidon est un petit gars sympa, mais même dissimulé, mieux vaut ne pas l’emmerder ! »

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Le dieu las
[Rabat, 2017]

Chroniques
Chronique précédente