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John Cage et le hasard
Music for piano 4-84 overlapped
 
 

Entre les années 1953 et 1956, John Cage composa six pièces pour piano. Le compositeur indique expressément qu’elles peuvent être jouées successivement ou bien de manière superposées. C’est cette voie qu’a empruntée Pascale Berthelot en enregistrant, en 2017, Music for piano 4-84 overlapped. Le disque qui en résulta est une de milles possibilités d’entendre cette musique puisque, selon les indications de Cage, la disposition de chaque piste peut être tirée au sort.

Nous proposons ici une extension de ce disque en offrant la possibilité d’écouter un nombre infini et aléatoire de versions différentes de cette œuvre.

 
Music for Piano 4-84 Overlapped, John Cage par Pascale Berthelot : Cuicatl La Buissonne, YAN 006.
 


Schéma de la musique en écoute

 
Spectogramme du disque enregistré par Pascale Berthelot aux Studios La Buissonne, après tirage au sort de la superposition des pistes.
 

Pascale Berthelot a choisi le mode superposé en se donnant comme seule contrainte que l’ensemble devait pouvoir être compatible avec la durée d’un disque, soit environ 70 minutes et qu’il fallait suivre les indications de Cage qui se limitent au fait que la première pièce, numérotée 4-20, ne devait pas être superposée et qu’elle devait se trouver au début ou bien à la fin. L’emplacement de chacune des autres cinq pièces (04-19, 21-36, 37-52, 53-68, 68-84) devant être tiré au sort.

Le disque ainsi réalisé par Gérard de Haro, des Studios La Buissonne, représente seulement un des millions d’exemplaires possibles de cette œuvre.

Le programme procède à un double tirage au sort. Premièrement il détermine si la pièce N° 4-20 sera au début ou à la fin de l’œuvre. Ensuite le début de chacune des cinq pièces est tiré au sort. De cette manière toutes les versions que l'on peut écouter ne peuvent être que différentes.

 
 
Réaliser un tel programme informatique c’est participer à une contradiction fondamentale qui est l’introduction de l’aléatoire dans l’écrit. On est là au sein d’une antinomie radicale, le rôle de l’écrit étant précisément de fixer de manière absolue tout ce qui peut l’être. L’évolution de l’écriture musicale européenne, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, montre une évolution qui tend vers une écriture de plus en plus précise, laissant de moins en moins de liberté à l’interprète et réduisant aux maximum la possibilité du surgissement du hasard. On tend vers une écriture qui reproduirait tout ce que le compositeur entend dans sa tête au moment de le coucher sur le papier.

Cage va garder l’écrit, réalisant des partitions, mais va en détruire presque toutes ses caractéristiques en commençant par la première qui est que l’on écrit ce que l’on a en soi. Il y a dans l’écriture un acte d’extériorisation qui là n’existe pas. En effet, c’est dès le premier instant que Cage introduit le hasard : il choisit d’écrire, si l’on peut encore dire, sa partition en suivant des traces qui ont été réalisées par hasard sur des feuilles de papier musique. Voici comment il décrit l’opération :

   
 
1. Avec de l'encre, un stylo et des feuilles de papier transparent de dimensions déterminées, vous créez une page maître (sans notations), ayant quatre systèmes totaux. "Total" signifie ici avoir suffisamment d'espace au-dessus et en dessous de chaque portée pour qu'elle puisse être soit grave, soit aiguë. Ainsi, comme il y a deux portées conventionnelles (une pour chaque main), chacune a suffisamment d'espace au-dessus d'elle pour accommoder neuf lignes supplémentaires (aussi équidistantes que celles des portées) et au-dessous pour accommoder six lignes supplémentaires de plus (laissant de la place pour la touche et la corde extrêmement graves du piano). Entre les deux, il y a un espace étroit coupé en deux par une ligne, ce qui permet de noter les bruits produits à la main ou au batteur à l'intérieur (au-dessus de la ligne ou en dessous de la ligne) de la construction du piano. Les mesures sont telles que la feuille entière (à l'intérieur des marges) est potentiellement utile.

2. En laissant de côté la page maîtresse, des opérations aléatoires dérivées du I-Ching et canalisées dans certaines limites (1-128 pour 21-36 ; 1-32 pour 37-52) (qui sont établies en fonction de la difficulté relative d’exécution) sont utilisées pour déterminer le nombre de sons par page.

3. Une feuille blanche de papier transparent est ensuite placée de façon à ce que l'on puisse facilement observer ses imperfections ponctuelles. Ce nombre d'imperfections correspondant au nombre déterminé de sons intensifiés au crayon.

4. Placer la feuille au crayon de manière à enregistrer sur la page principale, d'abord les portées et l'interligne, puis les lignes supplémentaires, si nécessaire, sont inscrites à l'encre. Deuxièmement, les notes entières conventionnelles sont écrites à l'encre partout où une pointe de crayon tombe dans la zone des portées ou de l'espace entre les deux portées. Cette opération se fait en gros, puisque, par l'utilisation de lignes et d'espaces conventionnels, les points tombant dans ces derniers sont majoritaires. Ainsi, il est déterminé qu'un point, même s'il n'est pas sur une ligne, est en fait plus proche de sorte qu'il est au centre de l'espace adjacent.

5. Huit tirages à pile ou face sont effectués pour déterminer les clefs, les graves ou les aigus, et l'encre inscrite.

6. Les soixante-quatre possibilités du Yi King sont divisées par des opérations aléatoires en trois groupes relatifs à trois catégories : normal (joué au clavier), en sourdine, et pincé (les deux derniers joués sur les cordes). Par exemple, après avoir lancé les numéros 6 et 44, un numéro 1 à 5 produira un son normal ; 6 à 43 un son sourd ; 44 à 64 un son de piano pincé. Un certain poids de probabilité existe en faveur des deuxième et troisième catégories. Bien que cela n'ait pas semblé avoir d'importance, cela indique un changement possible de "technique". Les catégories ayant été déterminées, les notations (M et P) sont commodément placées en référence aux notes. Une procédure similaire est suivie pour déterminer si une tonalité est naturelle, dièse ou bémol, la procédure étant évidemment modifiée pour les deux tonalités extrêmes où il n'existe que deux possibilités.

7. La notation de la composition est ainsi complétée. Une grande partie de l’exécution n’est pas déterminée. Par conséquent, la note suivante est fixée en tête du manuscrit. Il s'agit d'un groupe de 16 pièces qui peuvent être jouées seules ou ensemble et avec ou sans 'musique pour piano' 4-19, 21-36, 37-52 ; leur durée dans le temps est libre et il peut ou ne pas y avoir de silence entre elles ou elles peuvent être superposées. En fonction de la durée programmée, le pianiste peut faire un calcul pour que le concert le remplisse. La durée de chaque ton et la dynamique sont libres. (Cliquer ici pour voir le texte original)

1. Given ink, pen, and sheets of transparent paper of determined dimensions, a master page (without notations) is made, having four total systems. "Total" here mean having enough space above and below each staff to permit its being either bass or treble. Thus, there being the conventional two staves (one for each hand), each has enough space above it to accommodate nine ledger lines (as equidistant as those of the staves) and below it to accommodate six ledger lines plus (leaving room for the extreme low piano key and string). Between the two there is a narrow space bisected by a line, allowing for the notation of noises produced by hand or beater upon the interior (above the line or exterior (below the line) piano construction. Measurements are such that the entire sheet (within margins) is potentially useful.

2. Laying the master page aside, chance operations derived from the I-Ching and channelled within certain limits (1-128 for 21-36; 1-32 for 37-52) (which are established in relation to relative difficulty of performance) are employed to determine the number of sounds per page.

3. A blank sheet of transparent paper is then placed so that its pointal imperfections may readily be observed. That number of imperfections corresponding to the determined number of sounds intensified with pencil.

4. Placing the pencilled sheet in a registered way upon the master page, first the staves and interline and then the ledger lines where necessary are inscribed in ink. Secondly, conventional whole notes are written in ink wherever a pencilled point falls within the area of staves or ledge space between the two staves. This operation is done roughly, since, through the use of conventional lines and spaces, points falling in the latter are in the majority. Thus it is determined that a point though not on a line, is actually more nearly so that it is at the center of the adjacent space.

5. Eight single coin tosses are made determining the clefs, bass or treble, and inscribed ink.

6. The sixty-four possibilities of the I-Ching are divided by chance operations into three groups relative to three categories: normal (played on the keyboard); muted, and plucked (the two latter played on the strings). For example, having tossed number 6 and 44, a number 1 through 5 will produce a normal; 6 through 43 a muted; 44 through 64 a plucked piano tone. A certain weight of probability exist in favor of the second and third categories. Though this has not appeared to be of consequence, it indicates a possible change in "technique". The categories having been determined notations (M and P) are conveniently placed in reference to the notes. A similar procedure is followed to determine whether a tone is natural, sharp, or flat, the procedure being altered, of course, for the two extreme keys where only two possibilities exist.

7. The notation of the composition is thus completed. Much that occurs in performance has not been determined. Therefore, the following note is fixed at the head of the manuscript This is a group of 16 pieces which may be played alone or together and with or without 'music for piano' 4-19, 21-36, 37-52; Their length in time is free and there may or may not be silence between them or they may be overlapped. Given programmed time-length, the pianist may make a calculation such that the concert will fill it. Duration of invididual tones and dynamics are free.

John Cage. Silence: Lectures and Writings; To describe the Process of Composition Used in Music for Piano 21-52 50th Anniversary Edition, 2011.

Réaliser ce programme et donner une possibilité d’écoute aléatoire c’est aussi une manière d’échapper au caractère figé du disque, et de retrouver la liberté instituée par Cage qui imaginait son œuvre jouée par plusieurs pianistes. En informatisant le processus cela nous rapproche de celui qui a probablement ouvert la voie à l’indéterminisme en musique : Marcel Duchamp. Ce dernier, ami de Cage avec lequel, dit-on, il jouait aux échecs, avait, dès les années 1913, c’est-à-dire quarante ans avant Music for Piano, imaginé la musique délivrée de tout formalisme et livrée au plus grand des hasards. Dans un article intitulé « Les opérations musicales mentales de Duchamp. De la ‘musique en creux’ » Sophie Stévance livre le mode d’emploi de Duchamp pour l’interprétation de La Mariée mise à nu par ses célibataires même./Erratum Musical :

Appareil enregistrant automatiquement les périodes musicales fragmentées.

Vase contenant les 85 notes (ou plus ¼ de ton). figures parmi les numéros sur chaque boule.

Ouverture A laissant tomber les boules dans une suite de wagonnets B, C, D, E, F, etc.

Wagonnets B, C, D, E, F, allant à une vitesse variable recevant chacun 1 ou plusieurs boules.

Quand le vase est vide : la période 85 notes en (tant de) wagonnets est inscrite et peut être exécutée par un instrument précis

Un autre vase = une autre période = il résulte de l’équivalence des périodes et de leur comparaison une sorte d’alphabet musical nouveau. permettant des descriptions modèles. (à développer.)

Chaque numéro indique une note ; un piano ordinaire contient environ 85 notes ; chaque numéro est le numéro d’ordre en partant de la gauche.

Inachevable ; pour instruments de musique précis (piano mécanique, orgues mécaniques, ou autres instruments nouveaux pour lesquels l’intermédiaire virtuose est supprimé) ; l’ordre de succession est [au gré] interchangeable ; le temps qui sépare chaque chiffre romain sera probablement constant ( ?) mais il pourra varier d’une exécution à l’autre ; exécution bien inutile d’ailleurs.

Marcel Duchamp. Duchamp du signe, du signe [1975], écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1994, p. 247, p. 53.

Fort heureusement des musiciens ont pensé qu’une exécution pouvait être utile et c’est ainsi que nous pouvons voir mis en œuvre ce processus imaginé par Duchamp.

Les deux démarches sont très proches, jusque dans la manière de l’expliquer, elles ne divergent que par l’introduction d’un geste emprunt d’orientalisme, le Yi King, de la part de Cage et d'une conception plus mécanique et visuelle de la part de Duchamp.

Là où les deux créations convergent c’est sur la part introduite par les musiciens, les pianistes en l’occurrence. Dans un cas comme dans l’autre ce sont eux qui transforment, ce qui pourrait n'être qu’une suite de sons, en musique. Dans cette entreprise, comme à l'accoutumée, ils sont puissamment soutenus par les facteurs d'instruments et ceux qui captent les sons, les ingénieurs du son. C’est la conjonction de tous ces savoirs, de toutes les expériences de ceux qui participent à sculpter le son qui fait que du hasard nait de la musique.

 



Exemples de quelques partitions de Music for piano 4-84 overlapped de John Cage.
 
   
 
Marc Thouvenot, John Cage et le hasard
Programme informatique : Marc Thouvenot
[Russan, 2019]
 
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