A l’invitation du Centre Pompidou-Metz, Loïc Guénin se consacre à l’écriture d’un cycle de pièces pour piano et quelques objets choisis. Interprétée par la pianiste Pascale Berthelot, la pièce est pensée en 13 mouvements qui, chacun, se consacre à une œuvre, un artiste, un process et s’applique à suivre le parcours de l’exposition Des Mondes construits. Un choix de sculpture du Centre Pompidou.
« La sculpture et la musique ont des relations intimes. Je ne cherche pas à décrire ou figurer en son un geste ou une matière, mais bien à révéler un monde sonore caché et enfoui en travaillant sur les formes, le trait, l’épaisseur ou encore la vibration. Chaque mouvement devient un petit monde des possibles qui se révèle grâce à la sculpture initiale, d’où il provient et d’où il s’échappe avec joie et malice. »
Marc Thouvenot Pourquoi recourir à des dessins et des couleurs, alors que l’écriture de la musique, au cours des derniers siècles, a su développer
des techniques qui sont supposées pouvoir la transcrire ?
Loïc Guénin
J’ai le sentiment que dans la musique, et particulièrement
dans la musique contemporaine, chez les écrivains de la musique, il y a un
attachement très fort à la tradition, à l'histoire de la musique et donc à son
écriture, à sa langue. Et quand on en sort, c'était le cas déjà le cas de Cage
dans les années 40 qui commencé à secouer un peu tout ça mais aussi
avant chez Satie quand qui a enlevé les barres de mesure, etc., dès qu'on
sort du langage académique, on est un peu questionné. Cela passe
presque pour non légitime, c'est à dire qu'on se pose vraiment la question
de pourquoi utiliser autre chose alors qu'effectivement le langage permet
d'écrire quasiment tout, d'être très précis ?
En fait, c'est justement à cause de cette précision que j'utilise la partition
graphique. Cependant je ne l'utilise pas toujours, ce n’est pas mon seul
moyen d'expression. Parfois, quand j'ai besoin d'entendre quelque chose
de très précis et de demander à un interprète quelque chose de très
spécifique, je vais utiliser la notation solfégique académique parce que c'est
vrai qu'elle est très pratique. Elle permet d'être très précis.
Mais cette ultra précision entrave, parfois, la création et la musique, la
musicalité de ce que j'ai envie d'entendre. Parce que cette musicalité je la
confie à un interprète. Cet interprète, il a une histoire, il a un parcours, un
touché, selon son instrument, il a une âme, une pensée, une réflexion. Bref,
voilà, il va devenir, il va ‘interpréter’. Pour moi, le terme interprétation est
très beau parce que quand tu interprètes quelque chose, cela veut dire que
tu passes par tes filtres à toi, et donc tu écoutes mon histoire, mais toi, tu
entends autre chose parce que ça fait écho chez toi à plein de choses, des
images qui viennent peut-être de l'enfance...
C'est pareil dans la musique. Et moi, j'ai envie d'entendre ça. J'adore les
interprètes pour ça. Parce que je leur livre quelque chose je leur livre un
process, une réflexion, une pensée que j'ai collectée à partir d'un lieu. J'ai
passé du temps, j'ai récolté des formes, des mots, des sons, du texte, j'ai
fait des recherches, des rencontres, etc. Tout ça s’agence peu à peu dans
ma tête. J’entends des sons, une musique dans ma tête. J'entends ce que
j'écris, j’ai ça, mais ce n'est pas pour ça que je l'impose et que je dis « moi,
compositeur. J'ai entendu ça. Je veux que vous jouiez ça » Non, moi, j'ai
entendu ça. Je vous raconte pourquoi, je vous livre ma partition et cette
partition maintenant, on peut en discuter. On prend du temps avec les
interprètes, mais maintenant, elle est à vous sinon, je la joue, moi, pour
percussions. Là, je vous la livre et chacun, à travers son parcours et sa
façon de jouer, évidemment, va mettre des choses que je n'attendais pas.
Et ça, c'est génial parce qu'on est vraiment dans la création, du coup, et
dans cet entre-deux de l'écriture. Il y a la contrainte, tu vois, ici Pascale
n'arrête pas de dire : « c'est compliqué. Il y a énormément de choses. Il faut
que je pense à tout. C'est très écrit. Il y a énormément de choses… » Je le
sais, je suis en effet très précis dans mon écriture, je sais ce que je veux et
à quel endroit, etc. Mais je sais aussi à quel moment je lui donne la liberté
de s'engouffrer dans cette écriture et de l’interpréter, réellement. Du coup,
cet entre-deux n'existe qu'avec le graphisme parce qu'il me permet de
toucher des endroits que je ne peux pas toucher avec une note et un
rythme très précis.
MT Quel est le profil idéal d'un interprète pour ta musique?
LG J’en ai rencontré. J'ai aussi rencontré des gens avec qui ça marchait
moins, bien, évidemment. Mais le profil idéal pour moi, c'est ce que je
nomme le musicien, tout simplement, c'est à dire celui qui est en totale
vibration -l'artiste entre guillemets-, en totale porosité avec les lieux, avec le
moment, les gens, les autres, etc. Et qui entre en totale confiance, avec ce
qu'il est, dans la partition. Qui a une technique, bien sûr. Il faut de la
technique pour jouer ces pièces qui sont complexes. Mais qui n'est pas trop
enfermé dans une certaine histoire de la musique et qui justement
cantonne, la lecture de la musique au solfège, l'interprétation à jouer ce qui
est écrit. Si on est trop comme ça, j’ai envie de dire trop scientifique de la
musique, pour moi, ça ne sonne pas vraiment. Et surtout, souvent, une
partition graphique va les bloquer, les enfermer dans un bagage très
restreint de choses qu’ils répètent, des automatismes.. comme ils le font
d'ailleurs, avec des partitions de Cage ou de Feldman qu’ils vont soit jouer
très mal, soit ne pas comprendre, ou alors ils vont trouver ça complètement
primaire et enfantin et dire « Franchement, ça ne m'intéresse pas. » En fait,
c'est juste qu'ils ne savent pas le lire. Ils ne savent pas le vivre et du coup, il
y a un blocage. Il faut donc des musiciens qui soient à la fois de brillants
musiciens avec une technique hors pair qui savent lire tout ce qui peut être
écrit aujourd'hui dans la musique contemporaine, qui ont une technique,
une concentration, qui ont un son, un touché. Et puis aussi un état d'esprit
qui passe au-dessus de ça et qui permet justement de plonger pleinement
dans ces écritures, d’accepter le silence, le rien, le vide comme le tout.
MT Je remarque que tu n’emploies pas le mot improvisateur, c’est
volontaire j’imagine.
LG Oui c’est volontaire. Parce que pour moi, l'improvisation, c'est autre
chose encore. J'en fais beaucoup. Je fais beaucoup de musiques
improvisées, notamment avec un groupe avec lequel je joue, qui s'appelle
NOORG. Là tout est improvisé. Et puis, je gravite pas mal dans la scène des
musiciens de musiques improvisées. J’ai beaucoup joué avec Lê Quan
Ninh fut un temps, aujourd’hui je joue aussi avec des musiciens comme
Xavier Charles… Ce sont des improvisateurs hors pair, incroyables. Mais
quand on joue de la musique improvisée, on n'a pas de partitions. Parce
qu'on essaye de ne pas avoir de contraintes -on en a évidemment, on a
toujours des contraintes.. Ce que l’on a dans la tête, ce que l’on vit au
moment, tout ça...
Mais en tout cas, personne n’impose à l'autre une contrainte par un geste
d'écriture. Moi, mes partitions, ce sont des contraintes. L’interprète est
contraint par ma notation, mes signes. Il les a sous les yeux. Il ne peut pas
jouer ma pièce s’il enlève la partition, s’il dit « maintenant, c'est bon. J'ai
compris ce qu'il voulait en gros, le concept, j'enlève la partition. » Et bien
non, ce n’est pas la pièce, la pièce, elle passe par un chemin. Il y a un
début, un milieu, une fin. Parfois il y a des notes qui apparaissent. Parfois, il
y a des formes. Il faut rester, il y a des boucles. Il faut la partition et donc les
contraintes. Donc, il n'est pas dans l'improvisation mais dans la liberté de
l'interprétation de certains passages. Mais il est tellement contraint par la
partition qu’il ne peut pas être dans la posture de l'improvisateur.
MT Tu veux dire par là qu'un musicien non improvisateur pourrait jouer ces
partitions ?
LG Oui, oui, bien sûr. J'ai d'ailleurs beaucoup travaillé avec des ensembles
où les musiciens ne sont pas improvisateurs, mais par contre, ils ont cette
qualité d'avoir joué, beaucoup de pièces de musique contemporaine et
donc savent passer par d'autres process que celui de simplement appliquer
techniquement l'écriture, et ça marchait très bien. Après, l'improvisateur ce
qu'il a en plus c’est qu'il peut mettre là au service de ma partition, cette soif
de liberté et cette capacité à inventer dans l'instant et à s'évader pour
revenir dans la contrainte. Du coup, ça va être plus riche. C'est vrai, quand
c'est des gens qui connaissent les méandres de l'improvisation, qui en
connaissent les limites aussi, qui savent justement jouer avec tout ça, là
c'est super.
Une artiste comme Pascale, c'est parfait. Mais Pascale elle est plus dans la
lecture et dans l'écriture, dans l'interprétation et dans le rapport au texte
que dans l'improvisation. Et c'est ça qui fait que ça fonctionne. Elle sait aller
et revenir.
MT Pourrais-tu me donner un exemple de ces contraintes ? Je sais que
vous avez passé pas mal de temps pour voir ces contraintes. J'ai regardé
les partitions et j'ai du mal à les imaginer.
LG En fait, tout est tellement écrit que de toute façon, les contraintes sont
dans la partition. On prend n'importe laquelle. Je tombe sur la 5, par
exemple. [image de la 5]
Là déjà, il y a quatre numéros 1, 2, 3, 4. Donc, elle ne peut pas commencer
n'importe où ou faire n'importe quoi. Elle va commencer par le 1, c'est un
petit motif ici, qui lui indique déjà des choses très précises. Ici, il y a un
signe qui est posé sur la corde de Si si elle lit en clé de Sol. Elle est libre de
lire en clef de Sol en clef de Fa ou en clef d’Ut, c’est elle qui choisit. Là, elle
a choisi la clef de Sol. Donc du coup, pour elle, c'est un Si. Donc déjà, elle
sait qu'elle doit poser un objet sur la corde de Si. C’est une contrainte, elle
ne peut pas passer à côté. Elle commence par poser un objet sur la corde
de Si. Puis ce signe indique qu'elle doit prendre des baguettes et qu'elle a
de 2 impacts à donner. Elle peut soit suivre encore une fois, soit elle se dit
c'est la corde de Mi ou la corde de Si, soit elle se dit c'est juste les
baguettes, c'est elle qui choisit.
Ensuite, elle est reliée à une forme. Cette forme elle a une couleur (Ici, j’ai
choisi de travailler avec les couleurs primaires) et cette couleur a été
imposée dès le départ. Dès le début, elle a eu trois états de couleurs à faire
naître que Pascale a travaillés. Et donc, pour elle, le jaune est quelque
chose qui est assez dans l'aigu, dans le clinquant, assez fort, assez
puissant. Par exemple, le rouge est tout ce qui est plutôt du domaine de la
peau, de la surface, de la caresse de l'effleurer. Et le bleu est plutôt dans le
domaine du profond, du grave, de l’intense, mais pas forcément fort, plutôt
profond, harmonique. Donc, évidemment, ces couleurs-là elle les
ressources sans cesse dans la partition.
Ici elle a un élément assez puissant et fort à jouer. Là elle va donc pouvoir
évidemment être dans l'abstrait puisque en plus, il y a des mots qui
apparaissent donc de façon abstraite partir dans quelque chose qu'elle va
inventer dans l'instant qui va partir. Mais là, elle a ce coup qui indique ici
une résonance qui correspond à la corde de Si sur laquelle elle a posé
quelque chose au début. Et elle va donc faire un impact. Elle a choisi de
faire, je crois, avec, si je me souviens, avec une baguette sur le piano en
tenant la corde de Si.
Puis elle passe au 2 : nouvel élément, nouvelles couleurs, nouvelles
formes. Puis le 3, en fait. Elle n'est pas libre du tout. Elle est libre dans les
couleurs, dans ce qu'elle va donner mais ces couleurs, de toute façon,
correspondent à des choses très précises puisqu'elles s'étalent sur toute la
partition. Et elle passe par un cheminement très précis. Donc, la contrainte
est très claire. En fait, elle n'est pas du tout dans un quelque chose
d’improvisé où je peux lui dire, là vas-y fais ce que tu veux !
Et c'est vrai pour chaque partition. Si je prends celle-là [7 image], en plus, il
se trouve qu'il y a plein de choses écrites vraiment musicalement, mais on
retrouve de toute façon ces sigles qui reviennent en fait dans la partition.
Pour elle, ça, c'est la main. Donc là, elle a un jeu avec les mains dans le
cadre et sous le piano. Un rond rouge c'est un impact, donc quelque chose
qui est plutôt effleuré puisqu'on est dans le rouge sur plutôt dans ce
registre-là, Sol Si. Donc, tout est très précis en fait. Du coup, elle est
attachée à jouer chaque chose. Là, la particularité de cette pièce-là, on est
chez Max Bill. Donc dans le noeud de Mobius, elle s'appelle Ni envers, ni
endroit, ni début ni fin qui fait que je lui indique que là, pour le coup, il n'y a
pas de numéro. Elle peut démarrer ici si elle veut. Elle peut lire dans un
sens ou dans l'autre en bas. Il n'y a pas de début, il n'y a pas de fin, mais
par contre, elle doit tout lire et elle doit toujours et tout ce qui est écrit. Elle
ne va pas jouer autre chose que ce qui a été écrit et une fois qu'elle aura
tout traversé. Elle aura fini la planche.
MT Que fait-elle quand elle voit écrit un accord ?
LG À partir de ça, elle fait sonner l'accord, elle peut le faire sonner dans un
sens ou dans l'autre, jouer avec cette note et faire résonner ces cordes-là.
Là, elle peut jouer comme elle veut ici, puisqu'il n'y a pas d'indication, elle
pourrait jouer 5 minutes si elle a envie. Et pour chaque module du jeu, c'est
pareil. Elle peut faire ça très, très court ou par contre rester sur ces accords
parce que dans le moment, ça lui plaît et ça marche.
MT J'ai du mal à imaginer un musicien non improvisateur jouer 5 minutes !
LG Et bien ça marche très bien parce que là, si tu veux, là le musicien n'a
pas besoin de savoir improviser puisque tout est écrit. Tu es obligé de
savoir comment tu intègres et comment tu interprètes ce qui est écrit. Mais
on ne te demande pas d'improviser.
À partir de là, peut être que ça sera moins intéressant chez le non
improvisateur. Peut-être, encore que je n’en suis pas sûr…
Mais de toute façon, on ne lui demande pas d’improviser puisqu'on lui dit
c'est ça. C’est 3 et 3 et en plus, c'est un accord et un autre accord. Après, si
t'as envie de basculer d'un accord à l'autre, si t'as envie de jouer avec
plutôt des trémolos, mais ça, les musiciens qui font la musique
contemporaine, improvisateurs ou pas, ils savent le faire. Parce que dans la
musique contemporaine, on a ça tout le temps. Donc ce n'est pas un souci
pour eux. Mais par contre, c'est sûr que je n'attends pas, pendant 5
minutes, un super chorus sur ces notes-là. Ce n’est pas ça que je vais
attendre. Moi, ce qui m'intéresse là, c'est le son, c'est la résonance et
l'harmonie de ces accords. Comment ils vont tomber en relation avec les
autres ? Pourquoi à ce moment-là ? Quelle est la matière ?
MT Quelle est l'articulation entre les mots, les images et les notes ?
LG En fait, pour moi, tout est interprétable. C’est-à-dire que, un peu comme
Sati pouvait le faire, je ne détache pas la note. Pour moi, la note n’est pas
sacrée. En fait, il n'y a pas la note et puis après, en plus, un dessin, une
couleur, un mot. Pour moi, cela a le même niveau d'exigence. C'est à dire
que quand je donne des partitions aux interprètes, la partition c'est tout.
C'est le titre de l'oeuvre. Pourquoi il est là aussi, comme ça ? C’est le
numéro, c'est le titre que je donne. Quelques mots qui sont là. Le nom de
l'auteur de l'oeuvre à laquelle je fais référence. La forme globale, les
couleurs qui ressortent, le carré, le rond, la descente, les jeux, etc. Le mot
un jeu de solitaire perverti. Ambiguïté et absurdité. [8 image] Tout ça vient
nourrir l'interprétation. Après, elle [Pascale] l’interprète dans le sens qu'elle
veut. Et comme il n'y a rien qui indique des sens de lecture, alors, elle peut
très bien pu me dire qu’elle a décidé de commencer comme ça, ensuite, je
fais ça. Ensuite, je m'attache aux mots. Donc je joue avec jeu de solitaire
perverti. Je me mets à jouer ça comme quand Sati dit : Ouvrez la tête. Il y a
un sens profond et ça transforme la musique. Quand tu lis, ça Ouvrez la
tête. Oui, là, d’un seul coup, tu te mets dans un autre état. Tu ne joues pas
pareil, et bien là c'est semblable. Et donc, pour moi, ça a le même sens.
Tout est là parce que tout provient de mon collectage, qui est évidemment
subjectif. Mais les choses qui m'ont traversé que j'ai pu lire, comprendre,
penser, imaginer. Voilà, c'est ça qui arrive. Et c'est ça que je confie à
l'interprète.
MT Comment as-tu développé ce côté graphique. C'est quelque chose que
tu as travaillé parce que tu en as eu besoin pour écrire ta musique ou bien
c'est quelque chose dont tu avais une pratique préalable ?
LG C'est un peu des deux, mais ça, je l'ai compris tardivement, je l'ai
compris récemment.
J’avais un grand père qui dessinait et qui avait une formation d'ingénieur et
de chef de projet. Donc, il faisait des dessins techniques. Je me souviens.
C’était un personnage très particulier, qui ne parlait pas beaucoup, qui
n'était pas très affectif. Mais j'avais le droit, moi, d'aller dans son bureau et
je m'asseyais à côté de lui, il fumait sa pipe. Il y avait une odeur très forte et
puis, il y avait ses grands dessins, ses règles, les normographes et les
crayons. Je le voyais faire, j'étais fasciné et ça m'a nourri.
Et après, bizarrement, au lycée, j’ai choisi une option qui s'appellait TSA. Je
faisais du dessin technique, on faisait des plans, des coupes, des dessins
d'architecture à l'échelle… J'ai fait ça alors que je suis plutôt littéraire. Moi,
j'étais en philo, en lettres philo et j'avais cette option qui était réservée aux
scientifiques. C'est drôle et j'ai adoré ça. Puis après, ça a disparu parce que
j'ai fait musique et j'ai fait le Conservatoire. J'ai fait harmonie, composition,
tout ça. Et quand j'ai voulu commencer à écrire la musique, les notes ne me
suffisaient pas pour dire ce que j'avais envie de dire.. Je n’y arrivais pas,
cela ne marchait pas, il y avait quelque chose qui me manquait. Alors je
pensais que c'était parce que j'étais nul en solfège et j'ai trouvé ça… Quand
je me suis mis à travailler autour du projet Walden [un projet de musique in
situ fondé sur de longues résidences aboutissant à la rédaction de
partitions graphiques crée en référence directe à Walden ou la Vie dans les
bois de Henry David Thoreau], c'est vraiment Walden qui a lancé ça parce
que ce bouquin me suit depuis, le lycée, il m'a transformé. C’est un bouquin
que j'aime vraiment énormément que je relis régulièrement. Et puis, ce
projet que j'ai proposé à des lieux qui consistait en le fait d'adopter cette
posture d'écoute et de porosité entre les lieux, rapport entre les
architectures, les sons, etc. Je ne savais pas trop ce que j'allais faire. Je
pensais que j'allais écrire de la musique. Je suis parti avec mon petit carnet
et en fait ce qui était dans mon carnet c'était des dessins, des croquis, des
mots, quelques notes, un trait de pensée, etc.
Et c'est à partir de tout ça que j'ai agencé mes idées, mes notes, et cela a
donné ces partitions. Et je me suis dit en fait la partition, elle est là nourrie
par les travaux de Cage, de Feldman, d'Alvin Lucier, de Cardew… Je me
suis dit bien sûr, on peut écrire la musique autrement. On n'est pas obligé
de se figer, de se cantonner à ce mode d'écriture. Donc, j'ai laissé libre
cours. Et puis, je me suis rendu compte qu'il y avait des musiciens qui
trouvaient ça génial et qui s'engouffraient dedans et qui adoraient ça. Et
puis, c'est parti comme ça.
Et là, c'est vrai que maintenant, quand Pompidou a passé la commande, je
me suis pas dit j'écrirais de façon graphique. Je n'en sais rien, je me dis
super, je vais écrire une pièce et puis ce qui vient, c'est ça.
J'écris comme ça et je ne me dis pas c'est de la musique, ce n’est pas de la
musique, c'est solfègique ou c'est plutôt de l'art contemporain. En fait, je
m'en fiche.
MT Cela fait des années que tu écris comme ça ?
LG J'ai commencé en écrivant un peu pour moi comme ça, mais cela
restait un peu confidentiel. Mais c'est vraiment quand j'ai démissionné de
l'Éducation nationale et que je me suis consacré à la musique que c'est
parti tout de suite très fort. Donc, c'est en 2014. Ce n’est pas si vieux que
ça, cela va faire cinq ans.
MT Mais depuis as-tu écris des partitions non graphiques ?
LG Oui, oui, j'en ai écrit, mais ce n'est pas là où je m'éclate le plus. Mais en
fait très vite quand j'écris, là je suis en train de travailler une pièce pour
hautbois et plutôt avec l'envie d'écrire une pièce avec des notes classiques
et en fait, très vite, j'ai besoin de dire des choses et pour moi, ça passe par
un dessin, par un graphisme que j'ajoute parfois à la note. En fait, je ne
peux pas l'empêcher. C'est mon mode, je crois. Maintenant, c'est ça que
j'entends, c'est ça qui se transmet et du coup, je n'ai pas envie de le retenir.
Après, c'est sûr que ça nécessite soit une notice très précise, et là-dessus,
je ne suis pas encore très bon, soit et là c'est ce qui se passe, c'est un
temps de discussion très long avec les musiciens, un accompagnement
dans l'interprétation avant de les laisser. Ce qui pose la question qu'on m’a
déjà adressée : « Oui, mais quand tu seras plus là, tes partitions, comment
on fait pour les jouer ? » Mais bon je ne me pose pas cette question.
MT As-tu l’impression de développer comme une sémiologie, un véritable
langage graphique où petit à petit, les mêmes signes veulent dire la même
chose ?
LG Oui, malgré moi ou je ne sais pas comment dire en dehors de moi, mais
évidemment, oui, petit à petit, j'ai des réflexes maintenant. Tiens j'entends
ça donc c'est ce signe là. C'est automatique.
MT Aujourd'hui, par exemple, tu aurais du mal à écrire, à penser quelque
chose d’aigu et de fort et de le mettre en bleu ?
LG Tout à fait, tu as raison. Pour moi il y a un truc qui ne marche pas.
Cependant, il m'est arrivé donner mes partitions à des ensembles et il y a
des gens qui ont des lectures très différentes des couleurs, la kinésiologie,
ça, c'est normal. Je ne vais pas leur dire c’est bleu, ce n’est pas possible
parce que c'est leur interprétation. Et je dois l'entendre aussi. Parfois c'est
drôle, ça sonne pas du tout comme je l’aurais imaginé. Il y a un fond parce
que bien sûr c’est là mais…. Et c'est super. Parce qu'en fait, c'est aussi ça,
l'interprétation. C'est comment, à travers ce que moi je leur mets sous les
yeux, avec cette contrainte que je leur impose parce qu'elle vient de ce que
j'ai perçu moi, comment eux ils vont faire revivre ça dans l'instant. Et ça,
c'est génial que cela puisse arriver. Qu’il existe cet espace de la rencontre
où il n'y a pas que des choses attendues, figées, précises. Et ça c’est très
bien, ça me plaît beaucoup.
MT Mais moi ce qui me touche, là-dedans, c'est 'impression d'une
confluence, d’une rencontre entre deux facettes qui doivent exister en toi :
le graphiste et le musicien. Je ne suis pas sûr que l’on puisse trouver chez
d’autres compositeurs utilisant des moyens graphiques une telle richesse.
Je ressens à la vue de tes partitions une espèce de sentiment de
complétude, parce que j'ai regardé de suite les titres, les lettres, la
disposition, etc. Et cela me touche, car je sens bien que c'est un tout.
LG Pour moi, c'est très clair aussi.
MT Il ne suffit pas d'être compositeur et de se dire que la notation
solfégique ne suffit pas pour écrire sa musique comme tu la fais. Et là
l’histoire de ton grand-père est superbe. Enfin, moi, c'est mon ressenti.
LG Tout à fait. Je le ressens là et je ressens aussi depuis peu, j'ai compris
aussi que finalement, je fais la même chose que ce que font mes parents.
MT Que font tes parents ?
LG Je te raconte rapidement, mais ça, c'est important pour moi. Mes
parents sont paysans, dans le Berry, et c'est le retour à la terre des années
70. Mon père s'est acheté une ferme dans le Berry en 72, il vivait en
communauté avec un engagement politique très fort, écolo, tout de suite en
bio. Les pionniers du bio, précurseur de la Confédération paysanne,
militants antinucléaires, etc. J'ai grandi dans cet endroit-là et cette ferme,
elle existe toujours puisqu’ils ont traversé comme ça depuis 70
jusqu'aujourd'hui. Le projet a porté, la communauté, elle, est tombée à
l'eau. Comme souvent, beaucoup sont retournés dans leur truc. Mais mon
père est resté a développé son projet super. Il fait des produits laitiers et
transforme tout à la ferme. Maintenant, il est à la retraite. Une retraite de
paysan qui y est toujours, si tu veux, mais c'est quelqu'un de très cultivé,
qui lit beaucoup, qui sort beaucoup. Qui va à l'opéra, mélomane, etc. Il
connait beaucoup de choses et on a été élevé dans cette atmosphère de
rapport à la nature, à l'écologie, à la porosité avec le climat, les choses, le
temps, l'humidité, la brume, la rivière, c'est un endroit très beau, très isolé,
etc. On est trois fils. Mes deux frères habitent toujours à cet endroit-là, c'est
à dire qu'ils ont fait le choix très, très vite de s'installer là. C'est mon grand
frère qui a repris la ferme. Mon petit frère y a bossé. Et puis finalement,
non. Mais il habite là quand même. Et moi, je suis celui qui est parti très tôt.
Ce besoin d'indépendance de prendre le large. J'adore y retourner. C'est
génial et je m'entends très bien avec mes parents qui sont super. Mais je
ne pouvais pas rester dans ce microcosme familial, nucléaire. J'avais
besoin de respirer ailleurs.
Longtemps, le fait d’être parti, je l’ai vécu comme si je ne l’assumais pas.
Donc quand tu reviens c’est toujours très compliqué, d’autant que mes
deux frères sont toujours là. Il y a donc toujours cette relation un peu
comme quand j'étais petit. Mais toi, tu es extérieur. Tout ça fait que tu vois
des choses qu’eux ne voient pas forcément et vice versa. Je le vivais mal et
j'ai compris, très récemment, quand j'ai commencé à faire ça, à m'éclater
avec ça et que j’ai commencé à vivre vraiment de ce travail. Et mes parents
sont venus voir quasi tous mes projets, partout, à prendre le train à venir
voir et me dire waou, c’est génial ! D’un seul coup je me suis dit, on fait la
même chose, en fait. Quand je fais un projet Walden et que je travaille sur
cette écriture, ce temps que je passe dans les lieux, cette porosité avec les
architectures, l'écologie, la faune, j'enregistre les sons, les gens aussi,
l'activité humaine, la vie sociale et tout ça se retranscrit en partitions.
Ce faisant, je suis comme mon père, je transforme, je fabrique quelque
chose à partir d'une nécessité de l'écologie et du rapport à la terre, aux
gens et au moment. Ça m'a fait un bien fou de comprendre cela et de me
dire que tout ça vient aussi de cette éducation-là. Donc oui, il y a mon
grand-père mais il y a aussi ce rapport à la nature très fort.
Loïc Loïc Guénin / Pascale Berthelot Des mondes construits Concert du 22.11.2019 au Centre Pompidou-Metz. Prises de vues : Armand Morin et Thomas Couderc Montage : Thomas Couderc Prise de son : Nicolas Baillard Images de sculptures du Centre Pompidou, Musée national d'Art moderne de : Saloua Raouda Choucair, Carl André, Robert Julius Jacobsen, Georges Vantongerloo, Gyula Kosice (né Fernando Fallik), Max Bill, Alberto Giacometti, Donald Clarence Judd, Robert Morris, Rachel Whiteread, Bruce Nauman, Edith Dekyndt, Monika Sosnowska, André Cadere. Remerciement à Jean-Marie Gallais qui a été l’initiateur de ce beau projet. Muséographie : Ónix Acevedo Frómeta Photographies : Marc Thouvenot |