Une histoire assez étonnante, une collaboration d’un an et demi. J’apprends que Louis Sclavis fait une musique de film pour Bertrand Tavernier et, un soir, nous jouons en trio et Bertrand Tavernier – pour qui j’ai une admiration totale (quand nous le rencontrons, avec Josie, nous avons déjà vu plus d’une quinzaine de ses films) – vient nous écouter. C’est quelqu’un qui m’a tellement apporté que j’ai envie d’échanger quelque chose avec lui. Je demande son adresse à Louis, pour pouvoir lui envoyer quelques disques. Sur ces entrefaites, puisque nous jouons au Duc des Lombards avec le Strada Sextet, je lui envoie un mail et, le premier soir, il est là. À la pause, il me demande : « Dites-moi, Henri, cela vous intéresserait-il de mettre de vos musiques sur mes images ? » À partir de ce moment-là, nous avons travaillé ensemble pendant un an et demi : une aventure extraordinaire ! Huit jours après cette rencontre, il m’a envoyé le scénario. Peu de temps après, on a commencé à écouter chez lui diverses musiques et on a établi la nomenclature de l’orchestre. Moi, je pensais à trois trios et lui, il a suggéré tout de suite que l’équipe de Sclavis, qui avait participé à son film précédent, soit présente pour ce film-là. Cette continuité me plaît énormément. Je pense alors à un trio d’anches : Louis Sclavis, Sébastien Texier, François Corneloup ; à un trio de cordes : Dominique Pifarély, Vincent Courtois, Bruno Chevillon (arco) ; à un trio percussion : François Merville (marimba), Christophe Marguet (batterie) et Francis Pichon (percussions, métallophone) ; et la section rythmique : Manu Codjia, Christophe Marguet et moi. Il me demande alors : « Et le tromboniste ?»
Si Bertrand me demande d’ajouter un trombone, c’est parce qu’il imagine une musique qui évoque Kurt Weill. « J’aimerais une musique qui évoque Kurt Weill », me dit-il. Pourtant l’action a lieu au Cambodge ! Je me précipite pour acheter des disques de Kurt Weill. Un autre jour, il annonce qu’il a revu des films avec du vrai jazz derrière, genre West Coast, et que cela ne marche pas du tout. Je n’ai donc pas droit au jazz, je n’ai pas droit à l’Afrique, et cela même s’il y a des points communs. À ce stade, je ne sais plus par quel bout commencer à composer. Kurt Weill disparaît, mais, en fait, il est planqué dans les coins : sans aucune référence, seulement dans des équilibres ou les balances entre les sections. Et puis : « Je veux qu’il y ait un CD de la musique de film ! » Il faut donc tout transformer !
À un moment, j’ai acheté des disques de musique cambodgienne, de la collection Ocora, et, en lisant les textes, j’ai appris que cette musique part du Rajasthan et se déplace vers l’ouest aux confins de l’Espagne jusqu’à devenir la musique des Gitans. Mais les musiciens du Rajasthan sont partis aussi vers l’est, ils ont traversé l’Inde et se sont arrêtés au Cambodge. Tout autour, la musique est sous influence chinoise. L’influence de la musique indienne s’arrête au Cambodge : cela me donne une chance. Par la suite, Tavernier me dit : « Dans ce film sur l’adoption, il s’agit de gens ordinaires, il faut lui donner du rythme. Vous devez trouver un “moteur” qui sous-tende tout le film. » Pour moi, « moteur » veut dire pulsation et je pense à des percussions. Alors j’écoute des disques de musique cambodgienne et je ne trouve rien qui swingue, qui danse. Mais un jour, par miracle, je déniche un double album, l’un de musique populaire et l’autre de musique de cour. Et là, je découvre la musique populaire, avec beaucoup de formidables percussions. J’entends alors un rythme millénaire ultra-positif, qui est joué lors de l’inauguration de nouvelles pagodes, et qu’il pulse. Et voilà le rythme joué à la batterie dans la musique du film, le voilà mon « moteur » ! Je commence alors à composer avec le sextet et, pour cette musique, j’entends des métaux, des gongs. Tout à fait par hasard, le compagnon d’une de mes ostéopathes se trouve dans un délire personnel de métallophone : il récupère des bouts de ferrailles, il les lime, les accorde. Ce musicien, qui n’a jamais participé à un orchestre de sa vie, entre dans cette histoire, et fait un malheur !
Je commence à enregistrer des maquettes et les fais écouter à Tavernier. Lui me montre des repérages qu’il est allé faire au Cambodge, dans un vrai orphelinat, avec de vrais adoptants, et cela me secoue.
Quand Tavernier part tourner au Cambodge, il fait faire trois choses aux comédiens quand ils arrivent sur place : écouter la maquette de la musique, visiter le musée consacré à la mémoire des personnes massacrées par les Khmers Rouges et visiter la décharge de Phnom Pen qui fait vivre des milliers de gens dans des conditions terrifiantes. Là, ils sont dans l’ambiance !
Quand le film sort, j’assiste à quelques présentations et, une fois, Isabelle Carré me touche beaucoup quand elle me dit : « Vous savez, Henri, quand j’ai lu le scénario et quand nous avons commencé à tourner, je me suis demandé ce qu’allait être ce film. Mais le jour où Bertrand Tavernier nous a fait écouter la musique, alors j’ai compris le film. Je me suis dit que j’y étais. »
Pendant le tournage, les rushes sont envoyés à Paris et moi, pendant le montage, je suis le premier à les voir avec la monteuse qui utilise des bouts de mes disques pour s’inspirer pour le montage.
Puis ils rentrent tous du Cambodge. Tavernier fait un premier montage, il me fait une cassette et, là, c’était merveilleux, un des plus beaux souvenirs de ma vie de collaboration artistique idyllique du premier « bonjour » à la fin. Extraordinaire, fabuleux !
Je regarde le film, presque définitif, et je sais que je vais me mettre à composer pour de bon. Je demande à Bertrand de venir à la maison pour qu’il me dise où, précisément, il veut de la musique. Moi, j’ai repéré, dans les films qu’il a déjà faits, les endroits où il a l’habitude de mettre de la musique : c’est pendant les moments sans dialogue. Il a horreur des films américains où il y a de la musique tout le temps. Et alors, je vois que, si on suit son principe, il n’y aura pas plus de vingt minutes de musique. J’arrive à lui faire accepter de mettre de la musique sous les dialogues, parce que je parviens à lui parler avec sa propre logique. Il comprend que je ne cherche pas à lui placer de la musique. Avant de prendre une décision définitive, je travaille la musique et, avec le coproducteur, nous allons dans son bureau avec un radio-cassette, ma contrebasse, deux, trois enregistrements. Je joue et je chante. Ils s’attendaient à voir venir quelqu’un avec enregistrement fait avec du matos style home studio ; en fait, ils ont un vrai mec en face d’eux. C’est ainsi que je les ai convaincus de prendre une heure de musique.
Débutent alors la composition et les arrangements, faits par Anahit Simonian sous ma direction. Je lui parle de Kurt Weill, pour les couleurs, mais moi j’aime plutôt les impressionnistes français. Quand il y a des accords, c’est Ravel, parce que je suis andalou quelque part. Nous travaillons avec Sébastien trois jours, tous les trois devant l’ordinateur. Quand tout est prêt, on imprime. J’arrive au studio avec huit cents pages de partitions pour onze musiciens, pour toutes les séquences, tant du film et que du CD !
Le choix du studio, le Guillaume Tell, est le fait de la production, sur les conseils de Louis Sclavis. Je n’ai pas proposé de studio, je les ai laissés choisir celui où ils avaient l’habitude d’aller et prendre l’ingénieur de leur choix : l’excellent Didier Lizé.
Au studio nous enregistrons la musique du film et le CD et, en deux jours, nous finissons les deux mix : j’ai vu là l’ingénieur du son, Didier Lizé, et son assistant, finir carbonisés par la fatigue à 4 heures du matin ! C’est typique du monde du cinéma, il fallait livrer. Pendant le mix, Tavernier passe quelquefois, et Volker Schlöndorff nous rend visite : « C’est le premier jazz cambodgien que j’entends ! » s’exclame-t-il.