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Le noir nous va si bien.

   
 
Je ne crois pas qu’un seul homme puisse comprendre mon histoire. Tout ce qui suit fait donc figure d’absurdité. Mais je me dois de raconter pour extraire, de mettre des mots pour recouvrir, de parler pour pouvoir enfin oublier.
   
 
Je creuse des tombes, c’est là mon métier. J’enterre des corps comme d’autres vont à la banque, enseignent aux enfants ou construisent des immeubles. Je recouvre de terre d’anciennes existences, je cache des symboles, j’évacue des réceptacles. Jamais je ne pense à ces choses que j’enfouis, jamais aucun souvenir n’est venu me hanter, je ne crois ni en l’homme ni à son cadavre. C’est pourquoi je fais ce métier.
   
 
Qu’on ne s’attende pas à des résurrections, à des ombres fantômes, à un retour de feu, à des contes de sorcières, je le redis bien fort aucun mort que je prends ne s’est jamais relevé.
   
 
Mon histoire est plus simple.
   
 
J’ai perdu une couleur et il a fallu que cela tombe sur le noir. C’est idiot, ridicule et tellement peu affligeant que j’ai honte d’en parler. Je sens les sourires bêtes, les ricanements moqueurs, les « Ah c’est ça et alors ! » qui parcourent les esprits. Je connais ces réactions, ces incompréhensions et toutes les habitudes qui vont avec.
   
 
Le premier soir, j’ai simplement fermé les yeux. Un rose bleuté envahit mes paupières. Essayez donc de dormir dans un nuage lumineux ! Je me suis redressé en sursaut et j’ai éteint les lumières. La pénombre disparut dans un dégradé orangé, mes meubles n’étaient pas plus visibles mais plus colorés. Sans lumière je ne voyais pas mieux, mes perceptions étaient toujours aussi limitées, mais au lieu du repos, de sa noirceur bénéfique, surgissaient devant moi des profusions rougeoyantes, des variations fuchsias, des délires de carmins et toute une panoplie des couleurs du bordeaux.
   
 
Ce premier soir, je me débattis comme un lion, j’utilisais tout un flacon de collyre, j’éteignais et rallumais les lumières, je me frottais les yeux, je me mis des bandages que je retirais dans l’instant, je m’aveuglais de longues minutes sous un spot puissant, rien n’y fit. Le noir avait disparu de ma vision et dans cette béance s’engouffraient à loisir des variations colorées que je ne pouvais prévoir.
   
 
Je m’endormis au petit matin dans une blancheur laiteuse, les yeux rougis de sensations, débordant d’un trop-plein de stimuli.
   
 
Je ne raconterai pas ma journée. Je déambulais dans des rues que je ne reconnaissais pas, qui mêlait des allures de cirque et de dessins animés. Un mélange chatoyant et absurde, des banquiers aux visages sérieux arboraient des costumes d’un vert vif en croisant des veuves tout en jaune, des voitures barnum, des Africains bleus clairs, des dégradés partout et toujours rien de noir, de gris, de sombre. Rien pour se reposer, rien pour se détendre, rien pour absorber cette profusion, rien pour corrompre les couleurs, rien qui rappelât l’absence.
   
 
Un ophtalmologiste pressé me délivra, entre deux rendez-vous, un diagnostic sibyllin : « Vos yeux sont fatigués, prenez un ou deux jours de congés et essayez de dormir. » Je remarquais à peine ses cheveux verts aux nuances dorées. Je réglais sans un mot, j’aurais eu trop à dire et j’étais trop exténué.
   
 
Quelques jours passèrent, quelques nuits de somnifère m’aidèrent à passer un cap. Je ne dis pas que j’acceptais mais que je m’habituais peu à peu à accepter l’inacceptable.
   
 
Une autre manière de dire que je me résignais.
   
 
J’ai repris mon travail. Je m’efforce à la tristesse en contemplant des foules bigarrées qui chaque jour se pressent dans mon cimetière. Je recouvre de terre des cercueils clownesques en essayant de n’y rien montrer.
   
 
Chez nous la terre était d’un beau noir, d’un noir si profond qu’on disait qu’il était fait pour les morts.
   
 
Je cherche l’apaisement, la compassion et le silence en maniant par larges pelletées des explosions de couleurs.
   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La perte
[Sao Paulo, 2011]
   
 
   
 
   
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El negro nos va tan bien

   
 
No creo que ningún hombre pueda comprender mi historia. Todo lo que sigue es por lo tanto absurdo. Pero tengo que contarla para extraer, para poner palabras para recubrir mi vida tengo que hablar para olvidar al fín.
   
 
Yo cabo tumbas, es mi trabajo. Entierro cuerpos como otros van al banco, enseñan a los niños, o construyen edificios. Cubro de tierra antiguas existencias, escondo los símbolos, evacúo los receptáculos. No pienso jamás a las cosas que entierro, ningún recuerdo me ha obsesionado, no creo ni en el hombre ni en su cadáver. Es por ello que hago este trabajo.
   
 
Que nadie espere resurrecciones, sombras de fantasmas, un retorno del fuego, cuentos de brujas, lo digo otra vez, ningún muerto que he enterrado se ha levantado jamás.
   
 
Mi historia es más simple.
   
 
He perdido un color y ha tenido que ser el negro. Es idiota, ridículo y tan poco triste que tengo verguenza de hablar de ello. Siento las sonrisas idiotas, las risitas de burla, los « ¡Ah eso es, y entonces ? » que recorren las mentes. Conozco esas reacciones, esas incompresiones y todas las costumbres que van con ellas.
   
 
La primera noche cerré los ojos, simplemente. Un rosa azulino invadió mis párpados. ¡Trate de dormir en une nube luminosa ! Me levanté sobresaltado y apagué las luces. La penumbra desapareció en una escala anaranjada, mis muebles no eran visibles pero más coloreados. Sin luz no veía mejor, mis percepciones estaban siempre limitadas, pero en lugar del descanso, de su negrura benéfica, surgían delante mío profusiones rojizas, variaciones de fucsia, delirios de carmín y toda una panoplia de colores rojo violáceo.
   
 
Esa primera noche me debatí como un león, utilicé un frasco entero de colirio, apagué y prendí las luces, me froté los ojos, me puse vendas que retiraba al instante, me enceguecí largos minutos bajo una luz fuerte, no sucedió nada. El color negro había desaparecido de mi visión y en esa brecha se sumergían variaciones de colores que no podía preveer.
   
 
Me dormí al alba en una blancura lechosa, los ojos rojos de sensaciones, desbordando de un exceso de estímulos.
   
 
No contaré el día que pasé. Deambulé en calles que no reconocía, como en una mezcla de circo y de dibujos animados. Una mezcla reluciente y absurda, banqueros de caras serias lucían ternos de verde fuerte, cruzando viudas vestidas de amarillo, autos de Circo Barnum, africanos celestes, otros colores y nada de negro, de gris, de oscuro. Nada para reposarse, nada para descansar, nada para absorber tanta profusion de color, nada para corromper los colores, nada que recuerde su ausencia.
   
 
Un oculista apurado me dió un diagnóstico críptico entre dos consultas : « sus ojos están fatigados, tome un día o dos de descanso y trate de dormir ». Apenas pude ver sus cabellos verdes con rayuras doradas. Pagué sin decir una palabra, habría tenido mucho por decir y estaba demasiado extenuado.
   
 
Pasaron algunos días, algunas noches de somníferos me ayudaron a superar la situación. No digo que aceptaba sino más bien que me acostumbraba a acceptar lo inacceptable.
   
 
Es otra manera de decir que me resignaba.
 
 
He retomado mi trabajo. Me esfuerzo otra vez a mostrar tristeza contemplando las multitudes que llegan cada día a mi cementerio. Recubro de tierra los ataúdes bufonescos tratando de no mostrar nada.
   
 
En mi país la tierra era de un bello color negro, de un negro tan profundo que se decía que estaba hecho para los muertos.
   
 
Busco alivio, compasión y silencio empuñando con grandes palas las explosiones de color.
   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La pérdida
[Sao Paulo, 2011]
Traducción: Mariella Villasante Cervello
[Rabat, 2016]
   
 
   
 
   
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