Menu General
La toile
La toile

 

 
 

Je est un autre

   
 
Il m’est encore difficile d’en parler. La peinture c’est toute ma vie, ma passion pour les couleurs a inondé ma petite enfance. Je n’ai pas de souvenirs plus lointains que le bleu. Mes parents m’ont raconté que lorsqu’ils me promenaient, allongé dans mon couffin, je gazouillais éperdument en agitant mes mains vers le ciel.
   
 
Je me souviens distinctement du jour où tout petit, j’ai reçu ma première boîte de couleurs. J’ai conservé en moi mes premiers dessins, mes premiers mariages du rouge avec le vert, mes premières tentatives d’orange et ma colère aussi à la disparition d’un jaune crémeux qui paraissait mimer des madeleines.
   
 
C’est vers dix ou onze ans que je fus ébloui par les deux plus grandes émotions de ma vie. Mon père m’emmena au Louvre. Je connus dans l’instant la beauté et la certitude de ne pouvoir y participer. Je n’étais pas fait pour peindre mais pour regarder. Ces deux émotions s’équilibrèrent, ce que je gagnais au merveilleux spectacle des maîtres atténua la tragédie qui mettait un terme à ma passion.
   
 
Je devins critique d’art pour assouvir mes goûts. Une voie alimentaire qui me permettait d’accéder aux collections, de me plonger au cœur des paysages, de me fondre dans les regards de multiples portraits.
   
 
Mes plaisirs me portèrent vers les flamands et quelques artistes de Louvain qui, du XVe siècle au XVIIe, firent la révolution que l’on sait. L’œuvre de Quentin Metsys est pour moi un sommet et c’est très naturellement que j’en devins le spécialiste. Mon histoire aurait pu s’arrêter là, s’il n’y avait pas eu sa toile.
   
 
Le Prêteur et sa Femme est une œuvre mondialement connue, dont le Louvre a fait l’acquisition il y a des années. Ce double portrait les montre à une table, lui, comptant ses pièces, elle, penchée, une main sur une bible qu’elle semble feuilleter. Son regard est triste, son mari, attentif à sa seule pesée, ne paraît pas s’en soucier. Il y a autour d’eux de multiples détails dont je ne parlerai pas, mais au centre de la table trône un petit miroir où l’on devine un reflet. C’est l’autre jour que j’ai découvert son secret.
  Le-preteur-et-sa-Femme
 
L’image, déformée par la perspective, est celle d’une fenêtre à meneaux et sur le bas, légèrement décalé, un homme encapuchonné de rouge qui regarde le spectateur. Eh bien, cet homme, c’est moi !
   
 
Je ne dis pas cela par boutade ou par provocation, j’ai agrandi ce détail environ dix fois. J’y retrouve mon visage, mes sourcils, mon nez et même un léger sourire moqueur. Pour être tout à fait convaincu, j’en ai fait un tirage, que j’ai montré à Jacques. Il s’est simplement étonné de me voir déguisé ! Déjà me contempler dans cette ancienne peinture m’avait laissé pantois, quand je pris conscience de la position de ma main. Elle n’était pas alanguie sur le montant de la fenêtre mais pointait vers un vague bâtiment.
   
 
Dans un minuscule arrière-plan, on devinait une église et sur son fronton, écrit en lettres fines, comme un commandement : « Hic et nunc ».
   
 
Je ne dirais pas que je n’ai pas hésité, mais ce faisceau d’absurdités enfonça ma raison. Je pris ma voiture et j’allais à Louvain, où je savais que Quentin avait peint sa toile.
   
 
Naturellement, l’église du tableau avait depuis longtemps disparu, ne restait qu’un cimetière. En parcourant ses allées, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. C’est devant la stèle que je défaillis. L’inscription me figea : « Quinten Matsys, 1466 – 1530 ». C’était vers cette stèle que pointait mon doigt. Le détail du miroir indiquait son tombeau.
   
 
Un flot de souvenirs m’emporta. Je revécus mes passions de couleurs, des toiles par dizaines, des portraits au fusain, mon œuvre avait grandi, prospéré. J’avais déjà enchanté l’Europe de mes talents.
   
 
La mémoire me revint. Je m’effondrais sur la stèle. Je crois que j’ai crié.
   
 
Je sus mon nom. Ce n’était plus Quentin.
   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La toile
[Santiago du Chili, 2008]
   
 
   
 
   
Haut de page