Il est tout à fait inexact de croire que Quentin avait planifié son action, mais il est certainement vrai de penser qu’il en avait conçu l’aboutissement. Entre le déclenchement et le terme qu’il avait prévu, il se laissa porter par des événements qu’il ne maîtrisa en aucune manière. La conclusion fut donc pour lui à la fois une complète surprise et une totale certitude. Les jurés, pour son malheur, en décidèrent autrement.
L’année avait été froide. On ne mourait pas, mais les journaux relayaient des séries d’incidents, des vols, des rixes et quelques affrontements qui trouvaient tous leur origine dans le manque de nourriture, dans la pénurie des denrées. Quentin traversait cet hiver avec une sourde colère qui le mettait au chaud. Non seulement, comme tout le monde, il subissait la faim, mais se rajoutait également un fort désir de meurtre dont il se repassait en boucle les multiples tentations. Sa logeuse, la mère Tourte, avait, quelques jours plus tôt, décidé d’augmenter les loyers.
Une profiteuse, une mégère, dont la claudication accentuait – et peut-être justifiait – l’énorme injustice de sa demande. Cet être devait disparaître, être rayé de la surface de la terre pour le bien de tous et, bien sûr, pour le sien. Quentin n’était ni le vindicatif, ni le sanguin dont les journaux l’accusèrent ; il était même assez lâche.
En déambulant dans les rues, il respira l’atmosphère.
Le froid attisait les envies, créait des mouvements d’insatisfaction, les foules se regardaient. On recherchait le ventru, le tricheur, le rassasié. Tout ce qui s’opposait au nivellement des estomacs paraissait suspect. Un embrasement qui ne venait pas. On accumulait des rancœurs, on emmagasinait des attentes, des rêves de violence, de meurtres. Un flot contenu ne demandant qu’à s’échoir.
Quentin sentit tout cela, il sentit aussi que tout cela pouvait l’aider, que cette rétention pouvait créer une force, qu’un crime pouvait être commis pourvu que son motif épousât les attentes. Que la foule elle-même n’attendait que cela, que les consciences aspiraient – et redoutaient aussi – à s’incarner dans des actes, et que l’envie pouvait créer un moteur.
Sans connaître les détails, il imagina le but. La pensée de son crime ne l’effleura même pas. Mais il est juste de dire qu’il fit l’hypothèse de son aboutissement. En somme, qu’il souhaita ardemment qu’un déroulement incertain des actions – qu’il ne pouvait maîtriser – débouchât sur le meurtre de la mère Tourte.
Sa culpabilité (qui fut abondamment commentée) ne tenait en aucune manière à une planification – il n’en avait d’ailleurs pas les moyens – mais à sa compréhension d’un état dont l’instabilité pouvait servir sa cause. Sa culpabilité reposa donc sur une potentialité criminelle qui trouva effectivement (mais de manière hasardeuse) son point d’application, ne l’eût-elle pas trouvé qu’on ne se serait même pas attardé sur cette absence de cas.
Le procès de Quentin fut donc essentiellement une question d’intentionnalité qui, fortuitement – j’insiste sur ce point –, conduisit à la mort de la mère Tourte. Ce procès, pour d’éminents juristes, fut donc en substance une gigantesque farce.
Quentin entama son crime. Très délicatement, il entrouvrit un soupçon qu’il souffla à des oreilles attentives. « Tourte, la mère Tourte, achète et conserve des trésors d’alimentation. » La rumeur prit goût à cette accusation, s’en nourrit, et peut-être s’en délecta. Elle n’était pas aimée, la rancœur fit le reste.
On la retrouva le matin, couchée dans son petit salon, avec un grand couteau dans le dos.
Quentin, allongé dans sa chambre, ne participa à rien. Mais en regardant le plafond, il pariait sur la fin.