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La beauté des dieux
La beauté des dieux

 

 
 

Et la folie des hommes

   
 

En l’an de grâce 1569, je décidais de suivre le destin de mon auguste capitaine. Nous embarquâmes un matin au port de Veragio pour aborder deux mois plus tard les côtes du nouveau monde. Mon premier contact avec les indigènes se fit en soirée. Ces nègres à la peau claire semblaient résister à une juste corvée. On en tua deux. Les autres s’exécutèrent.

Comme je m’étonnais qu’on les laisse en vie, mon capitaine m’expliqua que bien que sans âme, ils possédaient un prix. J’émis une sorte d’assentiment intérieur mais n’étais pas convaincu.

Pourquoi conserver ce qui n’est pas rempli par la grâce du Seigneur ? Notre rôle n’est-il pas de briser ce qui ne peut être converti ? La vie n’est au fond qu’une promesse d’avènement, une grande attente, un grand tournant, et puis, nos prêtres nous l’ont dit : « Faites le bien où vous pouvez, pour le reste, détruisez. Dieu reconnaîtra les siens ! »

Le lendemain matin, nous partîmes harnachés. Les êtres nous suivaient, courbés sous nos paquets. Nous nous enfonçâmes dans un monde d’un vert étouffant, sur une sente à demi effacée qu’on peinait à suivre. On suait, on pestait, on grognait. Il nous fallut deux jours pour atteindre la cité.

Cette envolée de pierres marqua mes yeux fatigués, comme un coup de tison dans une eau très froide. De vastes escaliers tentaient vers le ciel une incroyable ascension, un délire de montée, un désir du plus haut qui d’un coup s’arrêtait.

Comment des singes avaient-ils pu faire cela ? Non pas seulement soulever des blocs mais les assembler ? Réaliser le plan de cette construction ? C’est par ce détour des pierres que je me pris à les observer. Je ne crois pas que je me serais penché si j’avais vu des huttes. Pourtant, ne lit-on pas chez Paul : « Ce n’est pas la demeure qui fait l’homme mais ce qu’il est au-dedans. »

Nulle erreur dans ce bel agencement d’évangile : la grâce n’est pas dans les œuvres mais dans la seule idée qui pousse aux réalisations. Que dirait-on d’une fourmi si elle avait dessiné un visage couché au cours de ses errements ?

Le hasard qui avait présidé à la splendeur du temple ne devait pas nous détourner. Le doigt de Dieu avait peut-être frappé, mais seulement comme le signe qu’il était toujours là, guidant ici les mains, poussant plus loin les bras, soufflant constamment sur les brumes de ces êtres.

Une deuxième résistance mit fin à mes cogitations. Un indigène buté refusait de marcher. On l’éventra. Voilà bien, me dis-je, la marque du Démon. On lui laisse la vie et lui n’en prend pas soin. Le peu d’importance pour sa pauvre existence témoignait clairement de son inhumanité. Dieu, je le sentais, me donnait ici l’exemple que j’attendais. Agenouillé, je fis le signe de la Croix, remerciant le Très Haut de sa grande compassion, de sa belle leçon. Transporté d’être au cœur d’une divine attention, je laissais couler deux petites larmes de joie. Des dizaines d’yeux cuivrés me fixèrent d’un coup en murmurant.

Deux jours plus tard, nous fûmes attaqués. Mon capitaine défendit sa vie avec l’acharnement d’un lion combattant des insectes. Puis comme la troupe, il succomba sous leur nombre.

Pour une raison que je ne compris pas, on m’épargna.

Je ne sais pas du tout ce qu’ils vont faire de moi. Ils me tiennent en réserve et m’observent, couchés, scrutant tous mes mouvements. Cette nuit, j’ai prié. Mais je ne sais plus pourquoi.

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, La beauté des dieux
[Sao Paulo, 2012]
   
 
   
 
   
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