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L’Angèle
L’Angèle

 

 
 

Où se cache la laideur

   
 

Personne n’aimait Angèle. Un visage de serpe dans un corps d’éléphant. Elle était la risée et mieux encore son symbole. Elle personnifiait des contes d’enfants et de bonnes femmes, elle figurait tellement bien l’idée de sorcière que le village avait inventé l’expression de « l’appel à l’Angèle » pour conjurer un sort ou pour maudire l’importun.

Ce corps, qui dépassait largement les frontières du disgracieux, avait depuis longtemps pesé sur son âme. L’un et l’autre s’étaient façonnés, d’abord dans la résistance puis dans l’acceptation. Le produit fini était obscur, l’écho de ses difformités emplissait sa voix, ses plus simples mouvements paraissaient empreints de calculs, une sorte de va-et-vient de la détestation qui ne laissait pas indifférent.

Elle faisait peur. Non à la manière d’un monstre rencontré sur le chemin par une nuit de pleine lune, mais plus insidieusement, comme une possibilité maligne au milieu de la place, sous le soleil de midi.

Elle incarnait l’idée d’un monde dangereux, soumis parfois aux aberrations, d’un monde incertain malgré les découvertes, d’un souffle de folie qui pouvait vous surprendre au détour d’une rue.

Il était bien difficile de savoir si elle se réjouissait de ces rencontres fortuites. Certains en rajoutaient, parlait de son regard vitreux ou maléfique, une manière comme une autre de remplir leurs frissons, de justifier leurs peurs. Son image trop forte bousculait les barrières des plus compatissants, les entraînaient à croire à une filiation nécessaire entre ce corps odieux et celle qui l’habitait.

La disparition du petit Jacques au retour de l’école emprunta des chemins qu’un observateur étranger aurait pu parfaitement décrire. Sa recherche infructueuse glissa naturellement vers une mare de soupçons, entièrement dominée par la figure d’Angèle.

Le procès prit sa source bien en amont de la disparition. On peut même dire que, pour la plupart, le petit Jacques n’intervint que très faiblement dans ce déroulement. La seule possibilité d’un monde débarrassé d’une scorie trop visible remporta la mise.

Angèle n’était pas étrangère à cette agitation. Elle n’en savourait pas les mêmes effluves mais goûtait l’idée d’en être la cause. Pour la première fois de sa vie, elle était au centre d’attention et non dans cette sorte de périphérie sans saveur où constamment on la repoussait. Elle eut ainsi un moment de bonheur, certes bien incertain, bâti sur une petite tricherie, mais qui la combla mieux que toutes ses espérances. Aussi étrange que cela puisse paraître, une joie entra dans sa tanière et l’illumina. Ce fut tellement délicat, tellement inespéré, qu’elle résolut de n’en rien paraître et de tout conserver.

C’est donc un peu hébétée et presque reconnaissante qu’elle se laissa saisir. Des mains fermes l’attachèrent, lui lièrent les poings dans le dos, la poussèrent brutalement sous les huées de la foule. Elle sentit les regards haineux, les crachats des enfants, les insultes des mères, en se demandant bizarrement si elle méritait tout ça…

Dès le lendemain, on retrouva Jacques. C’était trop tard pour l’Angèle. On ne sut s’il avait voulu se cacher ou s’il s’était perdu. On ne s’y attarda pas.

L’Angèle ne fut pas oubliée mais modifiée. Son souvenir suivit le cours des décompositions, on grossit le trait de ses difformités, on minimisa le tragique de sa fin. On rabota ici, recollant par endroits des morceaux d’on-dit, repoussant au-dedans des copeaux plus coupables. On fit disparaître les poussières.

L’ensemble fut bien fini. Un souvenir sans taches, un produit lisse, une forme épurée. Une mémoire de l’Angèle mais comme inversée. Une magnifique surface d’où constamment suinte la laideur.

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, L’Angèle
[Sao Paulo, 2010]
   
 
   
 
   
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