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Des temps qui nous sont proches

   
 

La comtesse Marie-Françoise de Rocagne était tout simplement ravie. Ce n’était certes pas la première fois, mais aujourd’hui elle savourait avec bonheur ce sentiment qui inondait son être. Elle se répétait la nouvelle et à chaque fois elle goûtait une petite explosion de joie : « Il viendra, il viendra.  » L’objet de son attention se prénommait Vincent, c’était un jeune fat possédant le don de la répartie, un esprit gâté mais ingénieux, un scélérat mais un invité de choix des salons. On se l’arrachait. 

Dans le domaine des salons, celui de Marie-Françoise tenait le haut du pavé, il était réputé dans le tout-Paris, elle recevait le jeudi après-midi. D’une semaine à l’autre, la sélection des invités était un véritable casse-tête ; elle relevait constamment ce défi.

Elle variait, elle innovait, elle modifiait habilement les compagnies, mariait un jour la carpe et le lapin, faisait rentrer des banquiers avec des étudiants, sollicitait des gourdes aux très forts attraits qu’elle poussait dans les bras d’artistes réputés. Ce mélange des genres, cette alchimie des rencontres étaient sa marque de fabrique dont elle tirait une boisson assez forte et qui, pour les habitués, tournait à l’addiction.

Le jeudi arriva et Vincent aussi.

Marie-Françoise avait bien fait les choses, un parterre bigarré avec une petite touche de chien, une faune éclectique sur laquelle elle trônait, passant le thé et les réflexions, glissant là une rumeur, offrant ici un gâteau, partant d’un petit rire à chaque demi-silence. Elle maniait son ensemble avec le talent d’une véritable cuisinière, malaxait sa pâte et repassait les plats.

Le chahut qui s’était abattu sur le ministre des Colonies fut l’occasion d’un débat. Ce brave homme, l’autre jour à la Chambre, avait buté sur un mot. Terminant son discours, il avait eu cette phrase : « L’Empire britannique est certes grand mais qui pourrait croire qu’il vaut le pire Français !  » Un député de l’opposition avait immédiatement repris : « Le pire Français, c’est vous sans aucun doute !  » Le quolibet avait déclenché l’hilarité de la salle, et le ministre avait dû se retirer sous l’avalanche des rires.

Vincent, reprenant l’histoire, s’était lancé. « D’ailleurs le ministre ne s’est pas présenté au Conseil. On raconte qu’il est malade et que son mal empire. Heureusement, le pire est à venir. Le ministre reviendra.  »

Un petit murmure d’amusement salua cette saillie. Mais une voix se fit entendre à l’autre bout du salon. « De mon temps, les ministres étaient plus respectés et la jeunesse mieux éduquée.  » C’était Blondel, le vieux banquier.

Vincent reprit cette balle au bond : « Un temps bien ennuyeux alors, ou peut-être étiez-vous déjà âgé ?  » Blondel ne s’en laissa pas conter et poursuivit : « Il est vrai que mes traits sont marqués, mais les vôtres ont tout du ballon, lisse et bien gonflé, ce vide qui vous habite, vous nous le faites partager ?  »

Marie-Françoise sentit le dérapage et tenta une diversion en proposant des soufflés.

Son coup fit long feu, et Vincent reprit : « Mais, cher Monsieur, c’est avec grand plaisir que je vous ferai partager un peu de mon air ; le mien est frais, que dire du vôtre ? Renfrogné peut-être ? Renfermé sans doute ? Souhaitez-vous qu’on ouvre les fenêtres pour que vous puissiez respirer les hauteurs ?  »

Blondel, un peu plus rouge, était un habitué. Toussotant légèrement, il continua : « Faites, faites, vous sentirez Paris, une ville lumière, un éclat pour vos absences, un doux parfum pour vos allures de rat !  »

C’en était beaucoup trop. Vincent, tout blanc, s’avança. Sans un mot il sortit son gant et souffleta Blondel. « Ah non ! Pas de ça, pas de ça chez moi  », pensa Marie-Françoise.

Blondel explosa d’un rire énorme. « Oui, vraiment, vous avez gagné ! Le pire est à venir, hein ? Eh bien, vous voilà arrivé !  »

Ah le bon temps des salons ! Les belles langues déliées. Et le mot qui fait mouche, qui tue tous les idiots.

 

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, Salon
[Sao Paulo, 2009]
   
 
   
 
   
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