Menu General
Lapins
Lapins

 

 
 

Une histoire vraie

   
 

Il y a parfois des contes qui n’en sont pas. Celui-ci est de ceux-là.

Nous avions deux lapins pour nos enfants. Recueillis à un mois, ces deux frères firent notre joie. Ils évoluaient en cage la nuit, en cuisine le soir, au jardin tout le jour, mais rentraient prestement au moindre bruit, à la moindre agitation des arbres, à la première queue du chat.

Détendus, ils se lançaient des courses, des défis de ruades, des rencontres de folie. Fourbus, ils se rassemblaient dans nos mains, et goûtaient délicieusement le refuge des plissements de nos bras. Avachis, ils faisaient les chats, étirés de la tête aux pattes, le ventre de l’un servant de coussin à l’autre.

Au bout de quelques mois, ils imposaient leurs habitudes. Boue, le plus brillant, appelait en remuant sa cage de ses dents. Le matin était temps de caresses mais aussi de laitue. Neige, le plus fou, cherchait avec obstination les lèchements de son frère. Petite langue râpeuse qui nettoyait les poils. Leur vie passait comme la tranquillité d’un soir de cheminée. 

Pourtant, un matin, en prenant mon café, je ne pus m’empêcher de remarquer Boue qui m’observait. Le regard d’un chat est indolent, il vous voit sans vous voir, vous n’êtes pas vraiment là. Le regard d’un chien est attentif, il guette votre mouvement, votre moindre vouloir, et semble toujours se dire : c’est peut-être pour moi ? Le regard d’un lapin n’est normalement rien. Ni attente, ni soupir, vous passez il regarde, il en reste là. Chez le lapin, ce n’est pas le regard qui marque l’expression, c’est l’oreille. Celles de Boue me toisaient.

Surpris, je m’approchais.

Dans la douceur de l’aube, une chose étrange se produisit. Les oreilles de Boue entamèrent un ballet compliqué. Des formules paraissaient répétées comme la succession : oreille droite vers le bas, oreille gauche horizontale, puis temps d’arrêt, et oreille droite penchée vers la gauche, oreille gauche levée, puis temps d’arrêt et d’autres séquences recommençaient. Ses yeux, durant ce temps, restaient ceux d’un lapin, ni plus ni moins.

Je fis ce que d’autres auraient fait, je tentais de déchiffrer. Mais la première question fut évidemment : par où commencer ? Je me heurtais d’emblée à une littérature qui n’existait pas. Dans le champ du mouvement des oreilles, rien. Dans celui du langage des lapins, rien. Dans la littérature enfantine, les lapins parlaient, mais on ne disait rien sur les agitations de leurs oreilles.

J’inventais. Je m’imprégnais de la science des sémaphores, je me plongeais dans le morse, dans les cryptages binaires, dans le langage des signes, dans celui des dauphins.

Mes premières tentatives donnèrent des résultats exécrables, des aberrations comme : « Gyyea mpdikr akklke akipoe qjkkd  ». Je passais aux chiffres, en supposant des transitions subtiles entre direction des oreilles et numération, cela donna : « 234-776-888700  ». Je me perdais dans de multiples combinaisons. Les semaines passèrent.

Chaque matin, Boue devant moi réitérait son manège, le modifiait, le transformait. Je notais, je filmais, je pestais. Une révolution était en marche, là sous mes yeux, mais je manquais à comprendre de quoi il s’agissait.

L’autre jour, un peu las, allongé devant Boue et son mouvement d’oreilles, je ne vis pas Neige qui s’approchait de moi.

Tout doucement, mais très distinctement, j’entendis alors une petite voix qui disait : « Te fatigue pas, il invente.  »

Inutile de dire que je ne me suis pas relevé.

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, Lapins
[Paris, 2009]
   
 
   
 
   
Haut de page