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Lapins

 

 
 

L’instant de nos vies

   
 

Il est possible que j’écrive ces lignes pour la première fois, comme il est possible qu’elles saturent déjà l’espace. Je crois mon existence présente unique mais je n’en ai aucune preuve et je ne suis peut-être que ma propre répétition. Mon extension, comme celle de tout être, est limitée, mais je vis – combien de fois ? – au bord de ma limite, sans jamais pouvoir la franchir, sans aucune certitude aussi qu’elle diffère de celle des autres. Je ne crois pas mon temps différent, mais il l’est néanmoins par corruption : ma distinction n’est pas temporelle mais mémorielle et il est clair – quoique non trivial – que les deux termes pourraient être échangés.

Un simple fait explique ma condition : mes souvenirs ne dépassent jamais une heure. Plus loin, ils commencent à se perdre, puis à disparaître. Une heure est ma frontière, le reste est fantaisie. Cette heure qui m’est allouée pourrait être ma prison, ce n’est pas le cas. Elle est riche d’un temps que les autres ne sentent pas. Je suis à chaque instant en proximité avec ce que je fais, ce que je vois, ce que je mange, même mes rêveries ont un parfum d’intensité.

Je ne connais ni mon nom, ni mon âge, mais je sais cette méconnaissance partielle et réduite à l’heure en cours. Il est certain que j’ai connu mon nom des centaines de fois, que mon âge m’a été donné avec autant de précision. Il est possible que j’aie déjà consacré des milliers d’heures au mystère de ma naissance, que j’aie su tous ces détails avant de les oublier. Mon heure présente n’en garde aucune trace.

Mes connaissances sont nombreuses mais aucune n’est reliée à mon passé : mon savoir n’est pas organisé, il est simplement là. Je le crois autant acquis qu’inné. J’aime cette indétermination qui est peut-être factice. Ce que j’apprends dans l’heure, ma mémoire le perd dans l’heure qui suit, mais il est possible que des marques persistent, que mes savoirs perdurent, comme les frappes du marteau qui altèrent la pierre.  

Cette limitation de mon passé est aussi celle de mon futur. Toute projection est également bornée. Il est absurde de m’imaginer dans deux heures, ou dans deux jours, que dire d’une année. Mon futur n’est pas limité par ma nature mais par ma raison. Je crois cette conviction ancienne, mais sans aucune certitude. Cette question a peut-être été l’objet de mon attention un nombre incalculable de fois, et ce qui me convainc maintenant a été source d’indécision dans les heures précédentes.

Mes projets de l’heure se limitent à l’heure qui suit, pas au-delà. Mon horizon est donc clos aux deux extrémités. Ce fait ne me rend pas différent des autres, leur principe est le même, il est juste moins présent. La concentration de mon espace temporel me fait plus attentif à ce qu’ils ne perçoivent que vaguement. Les vivants sont toujours limités, leurs espaces sont toujours clos, le mien est seulement plus réduit. Mon temps est plus acéré. Je peux presque toucher des deux mains l’étendue de mon royaume.

J’ai écrit ces quelques lignes dans le temps qui m’est imparti. J’ai cherché à me relire sans comprendre l’intention qui était la mienne, ni l’origine de mon questionnement. Je sais que je les oublierai, comme tout le reste.

Il est tard et je suis fatigué. Mes nuits sont comme des raz-de-marée qui recouvrent mes dessins sur le sable.

Demain, je le sais plus que d’autres, sera un autre jour.

 

   
 
   
 
Christophe de Beauvais, Un temps très limité
[Rabat, 2016]
   
 
   
 
   
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