Saruk voulait prendre le temps de la réflexion : que faire ? L’acheter ou non ?
Depuis des années, il collectionnait les livres anciens et, dans le dernier numéro de la Gazette des antiquaires, il venait de trouver l’annonce suivante :
« Le 18 novembre 1900 sera mis en vente un manuscrit mexicain ancien, avec des mots en nahuatl, la Crónica mexicana, attribuée à Tezozomoc. Mise à prix : 20 000,00 $. »
Saruk n’était pas un expert du domaine mexicain, mais en tant que bibliophile, il connaissait la valeur de ce type de livre. De plus, l’annonce paraissait juste quand il désirait ajouter un manuscrit de valeur à sa riche collection, dans laquelle se trouvait Les Très Riches Heures du duc d’Uzès, livre rare célèbre pour ses enluminures et envié de tous.
Saruk, d’origine turque, ne connaissait rien aux documents novohispaniques mexicains, mais il savait que certains d’entre eux étaient écrits en nahuatl. À sa grande surprise, il avait découvert que le nahuatl était une langue agglutinante, comme la langue maternelle de son père, qu’il ne parlait pas. Sa mère, d’origine cubaine, lui avait parlé en espagnol dès sa petite enfance, vécue dans un quartier latino de New York.
Dès que Saruk avait vu l’annonce, il avait compris qu’il lui faudrait prendre des renseignements sur cet ouvrage, vu sa valeur. Comme collectionneur, il convoitait bien sûr un joyau de plus pour sa collection. Mais l’annonce avait aussi éveillé en lui sa curiosité d’érudit.
Avant de se risquer à un tel achat, il lui fallait s’informer sur l’ouvrage, car la présentation qu’en donnait l’annonce était loin d’être claire pour lui : pourquoi était-il précisé que le texte comportait des mots nahuatl et non qu’il s’agissait d’un texte en nahuatl ? Qui était Tezozomoc, et était-ce là un nom de famille ou un prénom ? Qu’impliquait l’expression « attribué à », expression qui suscitait le doute ?
Quant au prix, ce n’était pas un détail mineur : 20 000,00 dollars pour une mise à prix, c’était vraiment cher ! Et, de plus, comment savoir s’il n’y aurait pas quelqu’un à la vente pour faire monter les enchères et, dans ce cas, jusqu’où était-il prêt à enchérir ?
Il était donc impératif d’enquêter sur le sujet avant la vente. « La première chose que je dois tirer au clair, se dit-il, c’est savoir qui était ce Tezozomoc, parce qu’en fin de compte une grande partie de la valeur du document dépend de lui. Est-ce un inconnu ou est-il célèbre ? » Il n’en avait aucune idée, et pourtant, la valeur du document pouvait en dépendre.
De ses années d’études à la faculté d’économie de l’université Cornell, il avait conservé quelques contacts, et en particulier un ami historien, spécialiste du Mexique moderne. Évidemment, ce n’était pas la même époque, mais il décida de lui écrire quand même pour lui demander ce qu’il savait de Tezozomoc. La réponse de son ami arriva quelques jours plus tard, avec les remarques suivantes :
- Plusieurs personnes très célèbres du Mexique ancien portent le nom de Tezozomoc. Dans le cas dont tu me parles, il doit s’agir de Fernando Alvarado Tezozomoc.
- On ne connaît pas précisément sa date de naissance, certains disent 1524, d’autres 1537.
- Il était le fils de Diego Huanitzin et de Francisca de Moctezuma. Du côté paternel, il descend donc du souverain d’Azcapotzalco, nommé Tezozomoc, et du côté maternel, il est le petit-fils de Moctezuma, le dernier souverain libre du Mexique pré-hispanique.
- Sa langue maternelle est donc le nahuatl, et on ne sait pas où il a reçu son éducation espagnole.
- On dit qu’il est l’auteur de deux ouvrages : l’un, écrit en nahuatl, la Crónica mexicayotl, et l’autre, écrit en espagnol, la Crónica mexicana. Dans les deux cas, la paternité de l’ouvrage est incertaine. Il y a des érudits qui pensent que la première chronique devrait plutôt être attribuée à Chimalpahin. Quant à la seconde, certains auteurs se refusent à y voir l’œuvre de Fernando Alvarado Tezozomoc.
Ces informations semblaient plutôt réjouissantes : si le document était l’œuvre d’un auteur d’une telle importance, cela pouvait en justifier le prix. Être le petit-fils du dernier souverain du Mexique-Tenochtitlan, ce n’est pas une mince affaire, pensa-t-il.
Cependant, le mot « attribué » avait mis le doute dans l’esprit de Saruk qui, sinon, aurait immédiatement pris la décision d’acheter le document et de l’ajouter à sa collection. Ce mot était comme un caillou dans sa chaussure. Avant de se décider, il lui fallait répondre à la question : pouvait-on attribuer la Crónica mexicana à Tezozomoc de façon certaine, oui ou non ? En outre, comment faire pour établir la filiation de l’œuvre ? Comment s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre auteur possible ?
Après mûre réflexion, Saruk décida de diviser le problème en deux : il lui faudrait, d’une part, déterminer pourquoi ce travail avait été attribué par les historiens à Tezozomoc et, de l’autre, étudier le document afin d’essayer de trouver des indices susceptibles de prouver que Tezozomoc en était bien l’auteur.
À son avis, son ami historien pourrait facilement répondre à la première question, il était au courant des désaccords qui animaient le domaine où il travaillait. Mais, en ce qui concernait la recherche d’indices à partir de l’étude du texte… eh bien, c’était une autre affaire, et il lui faudrait s’en occuper lui-même. Bien du travail, sûrement !
Effectivement, son ami historien lui répondit rapidement concernant la paternité de Tezozomoc : « C’est ce que l’on dit depuis le XVIIe siècle ».
Et il précisa, de façon tout aussi lapidaire :
- La seule référence qui évoque Tezozomoc comme l’auteur de la
Crónica mexicana vient de Carlos de Sigüenza y Góngora, un intellectuel du XVII
e siècle. Il était d’ailleurs un grand collectionneur, spécialisé dans la recherche de documents sur l’histoire du Mexique ancien. Il laissa en héritage au Colegio Máximo de San Pedro y San Pablo, à México, l’ensemble de sa bibliothèque et beaucoup des documents de sa collection, et, parmi eux, la
Crónica mexicana.
- Cette unique information sur la paternité des écrits attribués à Tezozomoc, tous l’ont reprise depuis le XVIIe siècle, mais sans aucune preuve, et sans en chercher une. Et pourtant, le milieu universitaire l’admet sans sourciller.
- De plus, que Tezozomoc soit l’auteur de la Crónica n’implique pas que le manuscrit ait été écrit de sa propre main. Il peut être une copie, faite par Dieu sait qui !
Saruk en déduisit que, s’il n’y avait aucun moyen de prouver la paternité de Tezozomoc, il n’y avait pas non plus de moyen de prouver le contraire. Cela le rassura, mais pas totalement quand même. Et que se passerait-il si, dans quelques années, quelqu’un découvrait que la Crónica mexicana était l’œuvre d’un autre auteur ? Le document perdrait alors une grande partie de sa valeur marchande. Et qui sait si Saruk ne se trouverait pas, un jour, obligé de vendre sa collection pour survivre ? Car ils ne sont pas rares, les collectionneurs qui se sont trouvés ruinés. Peu de temps auparavant, il avait lu l’histoire d’un Anglais, un certain Lord Kingsborough, qui était tombé amoureux des anciens documents du Mexique et qui, après avoir dépensé tout son argent à leur achat, avait fini sa vie dans les prisons de Dublin.
Saruk, de plus en plus persuadé qu’il devait vérifier l’origine du document avant de l’acheter, n’avait plus qu’une seule chose à faire : examiner le document de très près. Il contacta dans ce but les organisateurs de la vente qui, très coopérants, lui fournirent l’identité du propriétaire du manuscrit, un certain M. Ramirez. Celui-ci l’avait reçu en héritage et se trouvait dans l’obligation de le vendre pour faire face à ses besoins. De plus, il disait ne pas être intéressé à conserver de vieux papiers.
Le vendeur n’était donc pas un collectionneur, et ce point rassura Saruk. Il en conclut que le propriétaire serait moins jaloux de lui laisser voir son manuscrit. Mais il se trompait : non, Ramirez ne voulut pas ! Saruk tenta de discuter, à plusieurs reprises. Il lui fit une première visite, et essuya un refus. Ramirez lui demanda de revenir un autre jour. Saruk était contraint d’accepter.
Lors de sa deuxième visite, il eut accès au volume et découvrit un gros manuscrit, relié en cuir et, à sa facture, probablement antérieur au XVIIIe siècle. Saruk profita de cette visite pour expliquer à Ramirez qu’il lui faudrait examiner le manuscrit de plus près, peut-être même le lire, si ce n’était en entier, du moins le feuilleter.
Après bien des hésitations, Ramirez accepta, mais à une condition : que Saruk ne soit jamais seul pendant la consultation. Il ajouta que, comme il ne pourrait être présent en personne, car il devait partir en voyage, il demanderait à sa fille d’être là. Saruk n’y vit pas d’inconvénient, mais il était désolé à l’idée que la fille de Ramirez ait à passer tout ce temps à attendre qu’il ait fini de consulter le document.
Ils prirent date. Arriva le jour où Saruk, muni de son petit cahier et de son crayon, entra dans la pièce où était conservé le manuscrit. Il avait été posé sur une petite table, sur laquelle avait été placé un coussin rempli de sable, ce qui permettait de laisser le manuscrit ouvert sans risque d’endommager la reliure. La fille de M. Ramirez, Agathe, était assise à l’autre bout de la table. Elle devait avoir un peu plus de quarante ans, grande, brune, les yeux verts, et pas le moindre sourire. Cette froideur ne gêna pas Saruk, il n’était pas là pour contempler Agathe mais pour voir le manuscrit de Tezozomoc. Tout de même, la jeune femme était assise derrière la table et lui, en face, avait une vue plongeante sur son décolleté. Non sans difficulté, il se força à regarder le texte, et non les formes généreuses.
L’espagnol du manuscrit lui facilita la tâche, c’était tellement étrange : il n’avait jamais rien vu de comparable dans les manuscrits européens de sa collection. Dès les premières lignes, des anomalies attirèrent son attention. Le texte commençait ainsi :
Capítulo primero
Aquí comiença la Corónica mexicana. Trata de la deçendencia y linaxe, benida a esta Nueba España los yndios mexicanos que abitan en este Nueuo Mndo, el tiempo que llegaron en la çiudad de Mexico Tenuchtitlan, asiento y conquista que en ella hizieron y oy abitan, rresiden en ella, llamado Tenuchtitlam.
La benida que hizieron y tiempos y años que estubieron en llegar a este Nueuo Mudo, adelante se dirá. Y así, ellos propios persuadiendo a los naturales, por la estrechura en que estauan, determinó y les habló su dios en quien ellos adorauan, Huitzilopochtli, Quetzalcoatl, Tlalocateutl y otros, como se yrá tratando. La benida de estos mexicanos muy antiguos, la parte que ellos binieron, tierra y casa antigua llaman oy día Chicomoztoc, que dize Casa de siete cueuas cabernosas; segundo nombre llaman Aztlan, que es dezir Asiento de la garça. Tenían las lagunas de su tierra, Aztlan, un cu y en ella el templo de Huitzilopochtli, ydolo dios de ellos, y su mano una flor blanca con la propia rrama del grandor de una rrosa de Castilla, de largor de más de una bara en largo, que llaman ellos aztaxochitl, de suaue olor...
Saruk fit des efforts pour se remémorer les documents du XVIe siècle qu’il possédait, puis ceux qu’il avait eu l’occasion de consulter de-ci de-là ou bien dans des ventes, mais il ne lui revint pas en mémoire l’exemple d’un autre ouvrage aussi étrangement orthographié. Il n’avait jamais vu en espagnol de mots écrits en commençant par un double rr, comme rresiden, rrama, rrosa, pas plus que des mots aussi courants que oy ou abitar qui soient écrits sans un h initial, comme c’était pourtant le cas dès les premières lignes du manuscrit qu’il venait de survoler.
Saruk resta un long moment à le feuilleter et put vérifier que le texte avait été écrit entièrement de cette étrange façon.
Il n’y avait pas de doute, ce texte était l’œuvre de quelqu’un dont la langue maternelle n’était pas l’espagnol. Et, vu le contexte, il semblait très probable que ce soit quelqu’un de langue nahuatl. Mais, pour s’en assurer, il faudrait vérifier que les mots nahuatl qui apparaissaient dans le texte étaient corrects, c’est-à-dire que ce soit bien des formes natives – et il comprit alors qu’il y en avait des milliers, qui parsemaient tout le texte espagnol.
Il avait appris que le nahuatl était une langue agglutinante, mais, à part cela, Saruk ne savait rien de cette langue. Sa connaissance des langues latine et anglo-saxonne ne lui était d’aucune aide, le nahuatl lui restait totalement étranger.
Après avoir quitté la maison de Ramirez, Saruk oublia ses pensées lubriques et la bizarrerie de l’espagnol qu’il avait contemplé plusieurs heures durant. Il se concentra sur son problème : il lui fallait prouver que la langue était correcte ou, plutôt, qu’elle était bien celle d’un natif du pays.
Il lui fallait donc absolument trouver un spécialiste de cette langue. Mais où ? Et de plus rapidement, car la date de la vente approchait. Saruk décida de mettre une petite annonce dans le New York Times du week-end, le plus lu. Il rédigea le texte ainsi :
« Recherche spécialiste de langue nahuatl pour étudier manuscrit. Contact : G. Saruk 419 East/75th Street, New York. »
Bizarrement, il n’attendit pas longtemps. À peine quelques jours plus tard, il trouva un mot dans sa boîte aux lettres : un spécialiste du nahuatl lui donnait rendez-vous pour discuter de l’affaire et se mettre d’accord avec lui.
Ils se rencontrèrent chez Saruk, dans le séjour où trônait un piano à queue, dont personne ne jouait, et où tous les murs étaient occupés par des bibliothèques. Saruk exposa sa demande au spécialiste et ils tombèrent d’accord sur un prix. Il lui avait expliqué qu’il leur faudrait se rendre ensemble à la maison du propriétaire du manuscrit et qu’ils travailleraient sous les yeux de sa fille, sans plus de détails.
Il fallut une semaine entière à l’expert pour se faire une idée de la variante nahuatl utilisée dans le manuscrit. Il était totalement absorbé par ce casse-tête et ne porta aucune attention à Agathe. Il prit soin, plusieurs fois, d’attirer l’attention de Saruk sur le texte pour lui montrer les subtilités de la morphologie nahuatl et les particularités de l’auteur. Et à la fin de la semaine, il lui remit son compte rendu :
« Ce nahuatl, dont on suppose qu’il est celui de Tezozomoc, possède les caractéristiques suivantes :
- N’apparaissent que les mots isolés que l’auteur a voulu intégrer au texte espagnol et dont il fournit souvent une traduction ou une définition.
- Le choix de ces mots correspond à l’intérêt que portait l’auteur à certains thèmes, les noms propres (noms de lieux, noms de personnes) tout d’abord. Quant aux noms communs, ils désignent les habits et les ornements, c’est-à-dire l’expression du pouvoir.
- L’orthographe présente des caractéristiques spécifiques à cet auteur, dont les plus surprenantes sont le redoublement des voyelles – le double aa, par exemple –, et aussi la syllabe -go à la fin des noms de lieu, comme, par exemple, huexotzingo, alors qu’à cette époque on écrivait habituellement huexotzinco ; une utilisation très systématique du h avant les voyelles.
En conclusion, ces particularités orthographiques révèlent une grande sensibilité de l’auteur aux sons du nahuatl, et cela se confirme dans tout le texte, sur des milliers de mots. Il est très bon connaisseur du nahuatl qui, très probablement, était sa langue maternelle. On peut donc assurer, presque sans risque d’erreur, que l’auteur est d’origine nahuatl et écarter l’hypothèse qu’il ait pu appartenir à la classe des Espagnols cultivés qui avaient réussi, à l’époque, à très bien dominer cette langue. »
À la fin de son compte rendu, l’expert avait ajouté une note plus personnelle :
« Après avoir lu la
Crónica, je me suis posé une question que je voudrais approfondir, mais cela prendra du temps et je ne peux pas vous assurer à l’avance que mon hypothèse pourra vous aider à prendre votre décision. J’ai remarqué le détail suivant : l’auteur écrit systématiquement
cu au lieu de
qu, par exemple
cua, et non
qua comme dans l’écriture en usage à l’époque.
Vérifier ce détail demanderait une nouvelle recherche et je ne sais pas combien de temps elle pourrait me prendre. C’est pourquoi je voudrais avoir votre approbation avant de l’entreprendre, et connaître aussi votre participation financière. »
Après avoir lu le post-scriptum, Saruk hésita : pourquoi payer plus puisqu’il était plausible que l’auteur du texte était de langue maternelle nahuatl ? Car, dans ce cas, il ne pouvait s’agir que de Tezozomoc.
Saruk hésitait cependant encore : en poursuivant sa recherche, le spécialiste pourrait-il lever le dernier doute ? Finalement, il accepta de payer, mais seulement pour une semaine supplémentaire. Et il proposa au spécialiste, ainsi qu’à son ami historien, de se rencontrer une fois la recherche terminée, pour en faire une synthèse.
À la fin de la semaine, le spécialiste lui exposa sa conclusion :
« Il est inhabituel d’écrire systématiquement par les lettres cua la diphtongue kua, alors qu’à l’époque, tous, sans exception, la transcrivaient qua. »
Il lui avait fallu prendre le temps de consulter de nombreuses sources, les textes écrits par les autres auteurs de l’époque, avant de pouvoir confirmer la particularité de ce point, tellement exceptionnel.
Cet écrivain était donc si sensible aux sons du nahuatl qu’il pouvait focaliser son attention sur une seule diphtongue, kua, et il était si exigeant qu’il revendiquait de systématiser sa propre orthographe, même si personne d’autre ne le suivait à l’époque.
En fait, dire « personne d’autre » était un peu exagéré, car l’expert avait trouvé quelques autres exemples dans le travail d’un écrivain nahuatl bien connu nommé Chimalpahin, et aussi dans celui d’un certain dominicain, dont il n’avait pas spécifié le nom.
Saruk ne savait que penser de cette dernière information. Était-ce un point positif qui l’aiderait à identifier l’auteur du manuscrit ? L’expert, à qui il posa la question, lui répondit :
« Les différentes particularités relevées dans l’écriture seraient suffisantes pour prouver, sans aucun doute possible, que Tezozomoc était bien l’auteur du manuscrit, à la condition de trouver un second manuscrit, signé de Tezozomoc, qui soit identique au premier quant aux particularités mises en lumière par ma recherche. On aurait alors la preuve recherchée. »
Il n’était pas impossible qu’un tel manuscrit existât, poursuivit le spécialiste. Pour le savoir, il suffirait de mener la recherche à la Bibliothèque nationale de France. C’est là, en effet, qu’un an plus tôt, un collectionneur d’origine franco-mexicaine, Eugene Goupil, avait fait don de sa collection de documents sur le Mexique ancien. Cette collection avait, en fait, été constituée à l’origine par un Français, Alexis Aubin, mais celui-ci la lui avait vendue pour des raisons économiques. Et c’est, bien sûr, dans le plus grand secret qu’elle avait été ensuite envoyée en France.
Puis, il ajouta :
« J’ai l’intention de me rendre à Paris pour assister au Congrès international des américanistes qui s’y tiendra du 17 au 22 septembre. Si vous êtes intéressé et que vous souhaitez participer à mes frais, je peux rester quelques semaines supplémentaires pour aller faire ces vérifications à la Bibliothèque nationale.
Je ne connais pas la composition précise de la collection Goupil, mais on dit qu’elle contient d’assez nombreux manuscrits écrits en nahuatl. Si la chance nous sourit, nous pourrions trouver un texte signé de Tezozomoc qui aurait les mêmes caractéristiques orthographiques en nahuatl que celles que j’ai pu observer dans la Crónica mexicana. De cette façon, le problème serait réglé. »
Saruk, qui aspirait de tout cœur à mettre un point final à ses doutes, accepta de financer la prolongation du séjour de l’expert à Paris. Entre-temps, Agathe, à force d’être le témoin des difficultés de la recherche menée sous ses yeux, se sentait de plus en plus intriguée par son possible dénouement et d’autant plus concernée qu’il s’agissait d’un ouvrage que son père voulait vendre. Elle réussit à convaincre ce dernier de la laisser emboîter le pas au spécialiste. Une fois mis au courant de son projet, celui-ci lui conseilla de préparer sa visite à la Bibliothèque en lisant le célèbre livre de William H. Prescott, History of the Conquest of Mexico. De plus, elle profita du long voyage en bateau pour commencer à étudier la langue nahuatl, avec l’aide de l’expert qui lui servait de mentor. Celui-ci voyait en elle une possible aide, bienvenue pour copier les documents qu’il choisirait à la bibliothèque, un travail long et fastidieux, surtout vu le temps imparti.
À peine terminé le congrès, l’expert, suivi d’Agathe, se mit en quête de la rue de Richelieu. Ils entrèrent dans l’enceinte de la bibliothèque et on les orienta vers l’angle de la cour, à gauche tout au fond. Pour accéder au saint des saints, il fallait prendre un escalier en colimaçon menant au premier étage. Une porte portait l’indication Manuscrits orientaux, ce qui les surprit vu que, de France, le Mexique se situe à l’occident et non à l’orient. Le spécialiste frappa délicatement à la porte, déjà enveloppé par l’atmosphère qu’il savait les attendre de l’autre côté. Une fois entrés, il présenta ses documents officiels au bibliothécaire en charge de la salle de lecture et remplit un formulaire. On lui remit une plaque portant un numéro – le numéro qui lui permettrait d’identifier le siège qui serait le sien au cours des trois prochaines semaines et aussi, tout à côté, un autre pour son assistante. Comme il allait consulter des documents extrêmement précieux, on les avait placés sous le regard direct du bibliothécaire, lui-même assis derrière un bureau sur une estrade d’où il supervisait la salle. Plusieurs fois dans la journée, il y avait un changement de bibliothécaire, certains plus amènes que d’autres. Il régnait là un profond silence, personne ne parlait, même le parquet ne grinçait pas.
Le travail s’organisa immédiatement : le chercheur lisait les documents, choisissait les plus intéressants et les passait à son assistante qui les copiait avec son crayon. Elle profitait des moments où elle n’avait rien à faire pour se lever, au prétexte qu’il était nécessaire de consulter l’un des catalogues rangés dans des meubles le long des murs. Elle marchait à petits pas, se faufilant entre les autres lecteurs. Il n’y avait pas plus d’une trentaine de places dans cette salle de lecture où venaient des chercheurs du monde entier pour étudier les manuscrits les plus précieux des mondes arabe, juif, persan, de l’Inde, de la Chine ou d’autres pays de l’Extrême-Orient. Agathe se déplaçait lentement afin de guigner, le plus discrètement possible, derrière les épaules des lecteurs et pouvoir profiter de ces manuscrits merveilleux, ces joyaux des écritures élaborées par l’homme.
L’expert réussit à consulter l’ensemble des documents écrits en nahuatl et, la chance lui souriant, il s’en trouva en effet un de Tezozomoc.
La recherche terminée, le spécialiste s’en retourna à New York, accompagné d’Agathe qui s’était découvert une passion pour la langue nahuatl et pour la civilisation de ceux qui la parlaient à l’époque du Tezozomoc. Il faut que vous sachiez qu’elle devint par la suite la première femme américaniste et qu’elle osa s’opposer à E. Reles, le plus grand américaniste à cette époque.
À son retour, l’expert fit son rapport à Saruk :
« Il se trouve à la Bibliothèque nationale un manuscrit nahuatl, un ouvrage épais composé de feuillets de sources différentes. L’un d’eux porte le nom de don Hernando Aluarado Teçoçomoc. Malheureusement, ce texte, dont on peut dire avec certitude qu’il est de Tezozomoc, est très court et on n’y trouve aucun mot qui commence par la diphtongue kua, ce qui était l’objet de ma recherche. L’existence de ce texte permet donc à vous assurer que Tezozomoc savait écrire le nahuatl, mais pas d’affirmer que la Crónica mexicana est bien de lui. »
Combien d’efforts Saruk n’avait-il pas faits pour résoudre cette énigme ! Et malgré tout, il dut prendre sa décision à l’aveuglette. Il décida finalement de prendre le risque et d’acheter la Crónica.
Le jour de la vente, ce 18 novembre tant attendu, arriva enfin. Saruk se rendit à pied à la salle des ventes. Il arriva un peu avant l’heure et se rendit compte qu’il y avait déjà du monde. Il trouva des places encore libres à la gauche de la salle. Il s’y assit et en réserva deux pour Agathe et le spécialiste, qui arrivèrent peu après.
Saruk était calme, il avait fait ce qu’il fallait pour prendre une décision raisonnée. Ses doutes initiaux persistaient, mais il avait au moins réussi à obtenir un ensemble d’indices positifs qui lui permettraient de prendre sa décision en connaissance de cause, et il savait qu’il n’aurait pas à le regretter par la suite.
Peu après, le commissaire-priseur et ses assistants montèrent sur l’estrade, au fond de la salle.
Saruk et ses deux accompagnateurs durent encore contenir leur impatience, car les enchères commencèrent par la vente de quelques lots de livres rares. Puis vint la vente tant attendue : « Nous allons maintenant procéder à la vente d’un document appelé Crónica mexicana, avec des mots nahuatl, attribués à Tezozomoc. Son prix de départ est de 20 000,00 $. »
Commença le ballet des chiffres, dans le baragouin accéléré et gesticulé du commissaire-priseur qui suivait l’augmentation du prix : « Vingt-cinq à ma droite, trente au premier rang, trente-cinq à gauche. » Au début, plusieurs mains se levèrent, mais très vite seules restèrent en concurrence trois personnes : Saruk, un homme à l’air sérieux, probablement originaire du Mexique, et un grand homme aux cheveux blancs. Saruk avait l’impression tenace de connaître ce dernier, mais il n’en était pas sûr, parce qu’il ne le voyait que de dos et qu’il portait un haut-de-forme.
À peine entré, Rockefeller avait repéré Saruk, assis derrière lui à sa gauche. Il savait qu’il n’aurait qu’à observer son comportement lors de l’enchère pour connaître la valeur du document. Saruk avait, en effet, la réputation de ne faire monter les enchères qu’après avoir fait une enquête détaillée sur le livre qu’il convoitait d’acheter. Rockefeller savait parfaitement que si Saruk continuait à enchérir, cela signifiait que la Crónica mexicana avait beaucoup de valeur. Et comme il avait des moyens nettement supérieurs aux siens, il n’aurait qu’à surenchérir pour remporter la vente.
Soudain, le silence emplit la salle. On entendit le commissaire-priseur dire : « 200 000,00 dollars sur ma gauche… une fois, deux fois, trois fois… Vendu ! », et tomba le coup de marteau.