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Always

Peter H. David

     
     
     
     
 
L’enfer existait donc. Les Mélanésiens autochtones de Guadalcanal l’avaient vécu lors du débarquement de l’armée japonaise qui en massacra des milliers, hommes femmes et enfants, avec une sauvagerie froide. Ted, jeune radio dans un commando de Marines, fraîchement débarqué sur l’île, faisait à présent l’expérience d’une tout autre forme de cruauté des Japonais : plus que l’incessante pluie de mousson, plus que les moustiques, la faim, les sangsues, c’était cette Tokyo Rose qui le détruisait, encore et encore, ces messages de propagande diffusés par la radio japonaise sur les haut-parleurs géants qui parsemaient les lignes ennemies de cette île de l’archipel Salomon. Et surtout, surtout, ces rengaines sentimentales d’un Hollywood en guerre, rengaines que Ted méprisait, qu’il moquait du temps de Salt Lake City, et qui revenaient encore et encore… Ah non, pas celle-là, la pire !… La voix à la sensualité programmée de Betty Grable… « I’ll be loving you, always »… Il aurait persiflé autrefois, mais là, étrangement, il en était bouleversé… La réactivité incontrôlée de ses conjonctives et de son pénis témoignait de la puissance de cette nostalgie de pacotille qui, pour des raisons qui lui restaient mystérieuses, détruisait Ted jour après jour.

Comment en était-il arrivé là ? La guerre brouillait toute logique et conférait une folie toute particulière au destin. Jusque récemment, l’amour éclairé de ses parents, la douceur sécurisante de son enfance avaient contribué à fabriquer ce beau jeune homme, tout de sagesse et d’équilibre. La présence de son inséparable ami Gaagii, survivant de la tribu Navajo, né le même jour et dans la même clinique que lui, l’avait accompagné depuis toujours, lui révélant un monde bien différent de celui de ses autres camarades d’école. La musique avait également façonné Ted, dont la mémoire exceptionnelle trouvait ses fondements dans un sens stupéfiant du rythme et de la mélodie. Gaagii l’avait bien ressenti, lui apprenant les rythmes de tambours ancestraux et allant même jusqu’à l’initier aux sons si particuliers de sa langue.

Bien que conscient des enjeux cruciaux de la guerre déclarée au fascisme, Ted était profondément pacifiste et avait été désespéré par la déclaration de guerre qui suivit Pearl Harbour. Il avait même été l’un des rares à s’élever avec courage, dans le journal de sa Utah State University, contre les camps d’internement préventif de la population japonaise de San Francisco. Et puis, il y eut la rencontre avec Penny, le cataclysme de l’amour : ils le découvrirent ensemble, aussi passionnés qu’appliqués, aussi curieux que sages.

Six mois après l’entrée en guerre des États-Unis, Ted reçut son ordre de mobilisation et se décomposa dans un désespoir dont même les efforts de Penny et de Gaagii ne parvinrent pas à atténuer la violence. Soudainement, un matin, il décida de faire front, sans pour autant compromettre ses convictions pacifistes, et se rendit au centre de mobilisation. Les tests que lui firent passer les militaires mirent en évidence son exceptionnel sens du rythme dans les épreuves de morse. Quand il fit part à son sergent-recruteur de ses notions de langue navajo, on ne tarda pas à l’orienter vers une formation en télécommunications. Ses dons en firent rapidement un radio exceptionnel, et surtout un des très rares « code talkers » non indien, capable de déchiffrer les messages encryptés sur la base de la langue navajo.

Tokyo Rose n’avait aucun respect pour la nuit… Comme tant de créatures malfaisantes, elle en tirait grand parti, et ce qui était tolérable le jour grâce aux grivoiseries échangées avec ses camarades devenait une torture térébrante lorsqu’il tentait d’échapper aux moustiques en se réfugiant dans un sommeil poisseux. Pour tout oublier, Ted pensa à sa Penny… En fait, il comptait les Pennys, pensa-t-il, s’endormant dans un sourire… Mais cette nuit, à peine survenu le délicieux relâchement qui présageait la venue rapide d’une délivrance, il sentit sur son visage l’étau d’une main géante, puis une odeur totalement inédite qui le laissa sans force, comme paralysé… Il resta sans pouvoir bouger pendant un siècle avant de se sentir soulevé et emporté sans aucune résistance possible par des créatures puissantes, phosphorescentes de pleine lune. Il eut juste le temps d’entrevoir une coiffe emplumée dont la magnificence venait contredire la noirceur du camouflage de plusieurs guerriers aussi silencieux qu’agiles. Jeté comme l’objet inerte qu’il était devenu au fond d’une fosse à la profondeur incertaine, il reçut brutalement un couvercle de lianes qui vint cacher les faibles lueurs de la nuit. Ce fut le dernier contact avec un monde, son monde de jeune radio US perdu loin de sa base, dans la jungle Guadalcanal.

Une fumée d’encens envahit la fosse : Ted eut l’impression de perdre tous ses sens, de s’élever, de flotter, de s’assoupir... La mélopée obsédante, « I’ll be loving you always », le ramena à une forme de conscience ; la rengaine était à présent sous-tendue par les bruits sourds et rythmés comme de tambours, accompagnée par une caresse soyeuse sur tout son visage, délicate tout d’abord, puis allant s’accélérant jusqu’au vibratoire… Il put enfin ouvrir les yeux : deux opales phosphorescentes répondirent à son regard… Deux, puis quatre, puis huit, dures et transfixiantes, le dévisageaient, immobiles. Un bref éclair de lune le fit sursauter, lui révélant les crochets menaçants d’une mygale blanche qui, lentement, descendit de son visage vers son épaule droite, son bras, disparaissant dans le creux de sa main. Il ne pouvait bouger, ne ressentait rien, aucun effroi, quand un élan foudroyant dans sa paume lui donna envie de mourir sur-le-champ. Il n’avait jamais rien ressenti de pareil : il était devenu douleur. Ted avait l’impression qu’une créature dilacérait ses chaires, y versait un métal en fusion, digérait sa paume. 

À demi évanoui, il senti à peine la force qui le tira brutalement de la fosse, impuissant sous la poigne d’une créature colossale qui le jeta sur une gigantesque pierre plate… Le ciel avait fait place à une jetée de stalactites, l’odeur de la nuit au fétide organique d’une grotte. La mygale blanche était bien là, au bout d’un lacet de cuir, plate, curieusement figée, comme d’ivoire. Le regard perdu de Ted s’y raccrocha, la suivit, balancée lentement par une main aux phalanges tatouées, pendule oscillant de gauche à droite, de droite à gauche, de plus en plus rapidement jusqu’à cette impression de chute inexorable…

De pénétrants effluves de Vol de nuit : c’était bien le parfum de Penny… « I’ll be loving you always » émanait du gramophone d’un précieux boudoir au décor japonisant. Étrangement translucide et blanche, comme la tunique qui la couvrait à peine, Penny lui souriait amoureusement. Ted se jeta sur elle : à l’amant habituellement si tendre, presque trop attentif, s’était substitué un monstre priapique… Il saisit Penny par sa longue chevelure blonde avec une telle violence qu’il l’arracha, révélant un casque de cheveux noirs, courts et brillants. La tunique blanche s’était métamorphosée en robe de satin rouge sang… « I’ll be hating you always », grasseyait le gramophone. « You and all the mother-fucking bush niggers living on this island… » Penny se retourna : ce fut le rictus, la bouche rouge-sang de Tokyo Rose qui parut, l’onyx froid de ses yeux semblant se diviser en quatre puis en huit, un crochet luisant de venin surgissant de derrière ses lèvres peintes.

On retrouva Ted inanimé, couvert de boue, à la limite du camp. Son uniforme était en lambeaux. Au dos de sa main droite, une grande tache blanche, comme un vitiligo géant, comme le négatif d’un tatouage… La silhouette d’une araignée ? Ramené au poste infirmier, Ted resta dans un coma agité et fébrile pendant plus de dix jours. Ce fut un autre homme qui se réveilla : aussi dur que Ted était tendre, aussi belliqueux que Ted était pacifiste, devenu irascible, violent, et surtout habité d’une haine incontrôlée de l’ennemi ; la simple évocation du Japon entraînait chez lui une explosion de colère, un déversement d’injures obscènes sur ces « yellow monkeys », accompagnés d’une paradoxale pâleur qui épargnait étrangement la tache de sa main droite. Celle-ci devenait turgescente, cercle rouge-sang sur la peau livide de Ted, tel le drapeau du Japon tant honni, venant ainsi auto-entretenir sa fureur.

Ted perdit tous ses anciens camarades de combat, effrayés qu’ils étaient par son étrange métamorphose ; mais il s’en fit de nouveaux, attirés par le nouveau personnage dur, inflexible, belliqueux, voire cruel qu’il était devenu. La mission de transmission de Ted ne le satisfaisait plus, tant il était devenu violent, jusqu’à sadique à l’égard de l’ennemi. Quand, acculés par les Américains, les Japonais se suicidaient plutôt que de se rendre, suivant ainsi les lois du code de l’honneur, Ted prenait tous les risques pour tenter de les gagner de vitesse dans leur course vers la mort, jouant de sa baïonnette avec une véritable jouissance à égorger, une sauvage euphorie à éventrer.

La mort des vingt-huit mille Japonais qui périrent à Guadalcanal ne rendit pas sa sérénité à Ted. Depuis son aventure nocturne, il se sentait dur, creux, desséché, comme si l’humain en lui avait mué, enveloppe vide, tel l’exosquelette abandonné d’une araignée. Le « PTSD » n’étant pas encore de mode, les supérieurs de Ted ne s’inquiétèrent pas de cette métamorphose. Bien au contraire, ils saluèrent la valeur de ce remarquable soldat qui alliait un exceptionnel courage à de rares talents de « code talker ». Lors des célébrations de la victoire de Guadalcanal, ils lui attribuèrent la Silver Star et l’envoyèrent en permission en Utah.

Les retrouvailles de Ted avec Penny furent explosives : bien que troublée par les nouveaux talents de domination sexuelle de son amant, Penny ne supporta pas les brutaux accès de violence de celui-ci, sa xénophobie, sa grossièreté, le vide de sa conversation. Elle le quitta. Il ne restait à Ted que son ami Gaadjii auquel il confia un soir, assoupli par le Jack Daniels, son aventure de Guadalcanal. Gaadjii en fut plus intrigué que bouleversé. Il raconta à Ted que chez lui, autrefois, on disait que certains guerriers subissaient une initiation très particulière. Ils en sortaient invincibles à l’ennemi, protégés des balles et des flèches, animés d’une haine féroce, métamorphosés en sorte de redoutables tomahawks humains.

Sa permission tirait à sa fin quand Ted fut surpris de recevoir un pli de la US Air Force : il était convoqué dans la semaine à la proche base aérienne de Wendover où il serait affecté à l’équipe dirigée par le colonel Paul Tibbets.

Par le passé, parmi ses nombreuses missions de décodage, Ted avait été intrigué par un certain projet dont le nom, « projet Manhattan », lui avait posé un problème de traduction (était-ce lié au fait que c’étaient les Algonquins et non les Navajos qui avaient autrefois vendu Manhattan aux colonisateurs hollandais ?). Certains messages liés à « Manhattan » lui faisaient croire à une erreur de décodage, tant ce qu’ils relataient était inhabituel, étrange voire effrayant. À Wendover, le colonel Tibbets expliqua à Ted, sous le sceau du secret absolu, de quoi relevait le projet Manhattan et quelle était la mission de son équipe de treize hommes qui s’entraînaient intensivement sur la base : une mission de bombardement très spéciale sur… le Japon !

Le Boeing B29 Superfortress était un élégant géant aux allures débonnaires, de trente mètres de long sur quarante-cinq mètres d’envergure. On avait eu le bon goût de cacher les bombes dans la soute et de camoufler ses nombreuses mitrailleuses derrière des trappes hydrauliques. Une vaste verrière, sorte de véranda de la mort, agrémentait un cockpit griffé des jolis prénoms de la mère du colonel Tibbets : « ENOLA GAY », destinés, disait-il, à «placer la mission sous une bonne étoile », se gardant de préciser que le nom de jeune fille de sa mère était « Hazard ».

La première fois que Ted monta à bord du monstre, il se sentit étrangement heureux, détendu, soulagé, comme enfin arrivé chez lui. Pressurisé, volant à plus de neuf mille mètres d’altitude, l’avion offrait un environnement quasi cosy que l’on pouvait même sonoriser par la retransmission d’émissions radiophoniques de variétés. C’était bien le seul élément réconfortant de cette mission, tant était forte la tension au sein d’une équipe habitée par la tâche complexe à accomplir, galvanisée par la perspective d’écraser enfin ce Japon tant maudit. Au bout de deux mois d’entraînement, l’équipe étant plus que prête, il fut décidé de l’envoyer sur la base de Tinian, dans les îles Marquises.

Depuis qu’ils avaient chassé les Japonais de l’île, les Américains avaient construit à Tinian la plus grande base aérienne du monde, regroupant cinquante mille hommes et plus de mille superbombardiers B29. Dès sa descente d’Enola Gay, Ted, giflé au visage par une humidité saturée de poussière, fut assailli par les odeurs très particulières d’une jungle en souffrance : les odeurs de Guadalcanal. Il ressentit le pouvoir quasi vibratoire de l’activité alentour, l’intégrant immédiatement à un ballet viril, à une chorégraphie grandiose ciblant l’anéantissement du Japon.  

On termina d’assembler « Little Boy » le 29 juillet… Un « Little Boy » de plus de quatre tonnes dont les lignes tout en rondeur, les ailettes graciles et la couleur « british racing green » parvenaient presque à faire oublier le danger, les précautions inouïes qui avaient entouré sa mise au monde. « Little boy » fut chargé, non armé, dans une des soutes d’Enola Gay : on armerait la bombe en vol pour éviter la destruction de toute la base de Tinian en cas de manœuvre malencontreuse. 

Le 6 août, la mission décolla à 2 h 45 d’un matin étoilé. L’équipe était concentrée, certes, mais curieusement plus détendue qu’à l’habitude : la préparation avait été rigoureuse, tout hasard éradiqué, la cible précisément définie. La forme en T d’un pont situé au centre d’Hiroshima allait permettre une reconnaissance précise en dépit de l’altitude à laquelle allait voler le bombardier. Malgré le silence et la concentration de chacun, l’atmosphère était détendue par la radio de bord diffusant en fond sonore le programme musical du Eddie Cantor show.

Ted se sentait encore plus vide qu’à l’habitude, comme un simple figurant de la réalité, quand le clignotement rouge-vif du transmetteur l’agressa avec violence, déclenchant comme les prodromes d’une transe. La périodicité rapide des éclairs rouges annonçait l’arrivée d’un message d’importance. Ted recueillit et décrypta dans l’instant l’ordre suivant provenant de l’état-major des armées à Washington :

7 h 25 : « URGENT – Avorter mission Little Boy.

Après négociations avec URSS, Japon accepte capitulation.

Retour immédiat Tinian.

Signé : Amiral Leaky, chef cabinet Truman. Amiral Nimitz, commandant Flotte Pacifique. »

7 h 30 : Ted serrait fort le message, si fort que sa main en blanchit, révélant le rouge de la tache.

7 h 35 : « I’ll be loving you, always », diffusait la radio… Ted, comme obéissant à un ordre codé de Betty Grable, plia soigneusement l’ordre de l’état-major. Chacun étant absorbé par sa mission, personne ne vit Ted glisser le message dans la poche intérieure de son flight-jacket avant de regagner, tel un automate, son poste d’observation.

À 8 h 15, « Little Boy » sortit le nez de sa soute, neuf mille cinq cents mètres au-dessus de la forme en T du pont Aioi au centre d’Hiroshima. On avait distribué des lunettes de protection à tout l’équipage afin qu’il puisse apprécier sans danger le spectacle grandiose qui s’annonçait, Enola Gay ayant effectué un virage à 155 degrés dès le lancer de la bombe.

À 8 h 16 min 2 sec, après 43 secondes de chute, les capteurs d’altitude déclenchèrent l’explosion de « Little Boy », cinq cent quatre-vingts mètres à la verticale d’un hôpital du cœur de la ville…

Ted arracha ses lunettes… Ses yeux grands ouverts, l’éblouissement de platine fit place au rouge incandescent, palpitant, de plus en plus sombre, jusqu’à la tranquillité du noir mat de ses rétines brûlées. Les géants de Guadalcanal abandonnèrent Ted ainsi, tel un carquois vidé de toute flèche, loin, très loin au-dessus de la terre vitrifiée de leurs bourreaux.

   
 
   
 
Peter H. David, Always
[Paris, 2017]
 
To Tobie, Sybille, Deanna and Simon, always.
 
   
 
   
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