J’ai un petit défaut qui me rend la vie impossible. Je ne me contrôle pas. Il me faut immédiatement préciser que je ne souffre d’aucune affection mentale, que mon caractère est le plus souvent uni, voire placide, que je ne suis pas coutumier des colères et que les médecins que j’ai interrogés n’ont décelé chez moi aucun trouble particulier. C’est d’ailleurs ce qui rend mon état plus préoccupant.
La plupart du temps, comme tout un chacun, je ne sais pas ce que font les parties de mon corps. Je ne parle pas de mes organes internes, mais de mes membres, de ma tête et de toutes les parties externes qui me composent. Tant que l’attention n’est pas réveillée par l’utilisation, l’ensemble reste normalement au repos, et en tout cas hors de portée de la conscience qui ne s’exprime pas. Je veux dire par là que très généralement on s’oublie, ou plus précisément on oublie ce que l’on n’utilise pas.
C’est d’ailleurs très reposant.
Si nous étions constamment dérangés par la présence inerte de nos mains, de nos pieds, de notre torse ou du reste, l’on vivrait différemment, dans un monde centré sur nos absences.
Il serait compliqué et très fatigant de se savoir toujours présent, dans les plus petites parties de son corps qui, bien qu’inutilisées, seraient toujours des objets d’attention. Quand je lève la main, j’exerce consciemment un mouvement que je contrôle. Mais quand j’écoute, mes mains posées sur mes genoux ou sur la table, je ne suis pas constamment en train de me dire ce qu’elles ne font pas. Elles disparaissent de moi mais elles sont toujours là. À vrai dire, chacun peut remarquer que ce temps de l’inattention à soi occupe une large partie de ses journées. Il est d’ailleurs probable – bien que l’expérience soit compliquée – que ce temps de l’inattention dépasse de beaucoup celui où consciemment nous agissons.
Cette longue introduction était nécessaire pour comprendre mon défaut. C’est que, chez moi, le repos de mes parties s’accompagne immanquablement de mouvements que je ne contrôle pas. Il suffit par exemple que j’oublie mon pied pour que je le retrouve déplacé, sans avoir eu la moindre conscience de son mouvement. C’est naturellement très agaçant.
L’autre jour, en cours, je lisais un texte assez concentré quand j’ai dû interrompre ma leçon sous l’hilarité de la classe. C’est en relevant ma tête que j’ai vu ma main. Elle décrivait des petits cercles assez ridicules en semblant se moquer. À la seconde où je l’ai vue, elle s’est comme d’habitude arrêtée et j’ai repris mon contrôle. Mais le mal était fait, je passe pour un illuminé.
C’est une des conséquences désagréables de ce défaut : on ne me croit pas. Tous ceux à qui j’en ai parlé ne peuvent imaginer que je ne me contrôle pas. On voit de la coquetterie dans mes explications, une manière bien à moi de faire le différent, de me distinguer. Au reste, je dois à l’honnêteté de reconnaître que je ne me vante pas. Je ne suis pas tout le temps en train de dire : « Ce n’est pas moi ! »
J’ai appris à vivre avec ce défaut et aussi à en tirer certains avantages. Je ne suis pas particulièrement beau, mais j’ai du succès auprès des femmes. Elles semblent apprécier cette apparente placidité qui s’accompagne d’attentions très directes qui ne sont pas de moi. Combien de fois, dînant en charmante compagnie, au détour d’une phrase posée et sans doute conventionnelle, j’ai retrouvé ma main dans celle de mon invitée. Je n’ose le dire si crûment, mais mon défaut pallie ma timidité. Je passe donc pour un autre mais je m’en satisfais. Je n’ai pas vraiment le choix.
Je suis malgré tout un peu inquiet. Un événement anodin est venu corrompre le déroulé de mes habitudes.
Même si je me suis accoutumé, si j’accepte de ne pas toujours être là, j’ai toujours considéré ces mouvements importuns comme une partie de moi-même. Ce n’est plus vraiment le cas.
L’autre jour en corrigeant une copie, j’ai eu un moment de rêverie, cela m’arrive parfois. En revenant sur la feuille, sur le coin droit, en rouge, j’eus la surprise de lire une interrogation : « Y’a quelqu’un ? » Ma main était bien là où je l’avais laissée, mais elle avait un je-ne-sais-quoi d’étranger.
Depuis lors, je m’observe. Et j’ai la vague, la très vague impression, d’être moi-même observé.