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Une centaine d'histoires d'une page

Falsifiabilité




CHRISTOPHE DE BEAUVAIS

 
 

La fin comme objectif

 
 

Jacques connaissait le passage par cœur, il avait hanté sa jeunesse et accompagnait aujourd’hui sa maturité : « On dira qu’une théorie est falsifiable si elle autorise sa propre invalidation. Cette invalidation doit reposer, à la limite, sur une seule expérience remettant en cause sa généralité. Ainsi, un énoncé universel comme “toutes les pierres tombent lorsqu’elles sont lâchées” peut être invalidé par un unique cas de pierre qui ne tomberait pas. »

Jacques pensait qu’il était difficile de faire mieux. Même un nain pouvait détruire des géants à condition de trouver le grain de sable. Ce juste retour du petit, du faible, du bancal, cette grandeur de l’insignifiant lui semblaient définir une éthique des choses. Il avait décidé d’y consacrer sa vie.

Pragmatique, il débuta doucement. À ses moments perdus, il lâchait des cailloux, parfois il sautillait dans son appartement. Il prit l’habitude de ces gestes anodins qui recelaient pour lui de vastes généralités. Il choisissait des prophéties, de gros morceaux de connaissances et entamait de très simples vérifications qu’il renouvelait constamment. Sans relâche, il s’épuisait dans des redites à la recherche d’une seule singularité.

La poursuite de sa quête le rendait agaçant, combien de fois à l’hôpital je l’ai vu réessayer des traitements. Pour lui un malade était une expérience, il développa une passion pour les cas désespérés. Il ne se résignait pas.

On prit sa manie pour du dévouement, on salua son abnégation, on lui fit des honneurs. À la fin de sa vie, nul ne s’étonnait de ses petits sautillements, de ses lâchages de pierres, de ses manies absurdes d’éteindre les lumières, de ses gestes communs toujours recommencés.

Jacques vieillissant quitta son hôpital. On célébra sa carrière, il continuait à pester.

Des années passèrent. Loin des siens, il testait maintenant avec l’entêtement des vieux. Ses descentes d’escalier étaient des moments grandioses et ridicules. Des séries d’instabilités où il tombait parfois.

Une vie entière consacrée à la falsifiabilité lui semblait moins absurde que le flot bien tranquille de tous les acquiescements. Il ronchonnait, toujours désagréable.

C’est sur son lit de mort que j’allais le retrouver. Sans être croyant, il avait accepté que je lui délivre les ultimes sacrements. Commençant mon office, je me penchais vers lui en le priant de me confier ses dernières pensées. Les yeux faiblement ouverts, il eut une seule parole : « Pas encore ! »

J’acceptai sa volonté. Le lendemain on me rappela. La scène se répéta presque à l’identique. J’étais bien embêté.

Depuis ce jour, chaque matin je reviens. Lui couché, moi penché, il semble prendre plaisir à me livrer son unique message. Je repars chaque fois un peu plus agacé. Cela dure depuis si longtemps que je le soupçonne de croire qu’il a gagné. C’est le problème chez les vieux, ils ne savent pas s’arrêter.

J’aimerais bien qu’il accepte de mourir. Qu’il reconnaisse enfin sa défaite, qu’il s’incline comme tout le monde devant la fatalité, qu’il cesse de faire le malin.

Mais lui, il joue au dur et cherche sa revanche. Toute sa vie ratée, il croit encore tenir sa chance, ce Don Quichotte de la falsifiabilité.

Chaque matin, je le retrouve. J’apprécie de moins en moins son sourire en coin, et la lueur d’entêtement ravi qui illumine parfois son visage.

   
     
     
     
 
Christophe de Beauvais, Falsifiabilité
[Buenos Aires, 2015] 2024
   
     
     
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