Le gardien du monde
CHRISTOPHE DE BEAUVAIS
C’était un matin et pourtant la chose passa presque totalement inaperçue. L’un des gardiens du monde venait de disparaître. Lentement sur sa chaise, il s’était affaissé, l’une de ses mains avait doucement basculé sur le côté de son corps et sa casquette rouge élimée avait glissé d’un ou deux centimètres sur son front.
Ces signes n’étaient pas avant-coureurs mais post-mortem. Pourtant, de loin, on le croyait assoupi. Cette erreur manifeste fut, dans les instants qui suivirent, source d’une légère confusion. Leila s’approcha, comme à son habitude, à pas de chat ou de lapin, et poussa un « bouh ! » clair comme l’eau de vie. Sous la surprise le corps resta totalement impassible, peut-être un peu plus tassé.
Leila repartit en riant vers d’autres jeux d’enfants.
Nous étions au Caire, en juin, et les flamboyants orangers travestissaient provisoirement la laideur de Mahdi, banlieue chic et désespérément illusoire à l’orée du désert.
Un vent chaud s’engouffra dans l’histoire et disparut au coin.
Le gardien sur sa chaise restait coi aux murmures du monde. Il avait vécu là des années durant. Là, exactement. Sur sa chaise le jour, sur son gourbi la nuit.
Derrière, à l’écart, sur un si vague terrain qu’il semblait improbable, se dressait un foyer aux braises noires et brûlantes, une casserole d’étain, une camelote chinoise, un petit sachet de thé et des monceaux de sucre, une cuillère, un matelas et peut-être plus bas d’autres formes utiles, d’autres souvenirs anciens, mais dont nous ne dirons rien.
Sa vie avait été un long va-et-vient entre ces lieux peu distants, entre ces deux postures, entre ces deux instants. Il avait pourtant surveillé le monde, sa rue, son morceau de trottoir sableux. Son regard avait fouillé inlassablement dans le visage des passants, dans le sillage des voitures, dans les déambulations des chiens. Ses yeux avaient ainsi acquis cette expression étrange, ce regard presque éteint de ceux qui ont beaucoup vieilli sans bouger, beaucoup vécu sans attendre, et qui, peut-être, se soumettent sans déplaisir à l’ensablement du monde.
C’était à sa manière un sage respecté sur la longueur de son trottoir. Il y restait donc, par habitude et par raison.
Au reste, il ne parlait que peu. Sa routine lui tenait lieu de conversation, il égrenait les mêmes gestes comme autant de paroles, sur l’humeur du temps, sur la dureté des sables. Il n’attendait ni réponse, ni secours. Il gardait sa rue et cette unique activité, réduite à l’expression des jours, suffisait à emplir sa vie.
C’était en somme un être fascinant. Un géant prodigieux coincé sur un trottoir. Un esprit gigantesque à toutes les échelles de son monde minuscule. Un dieu satisfait qui, chaque jour, approchait les frontières du contentement.
Dans la relative fraîcheur du soir, Leila revint.
Les ombres avaient grandi, l’immobilité aussi. En s’approchant du corps sans vie, elle eut un petit mouvement de frayeur. Elle recula sous la pâle clarté du vieux lampadaire. Son visage paraissait plus surpris que meurtri. Elle resta là un bon moment.
Et je vis deux éclats de lumière s’échapper de ses yeux gris.