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Une centaine d'histoires d'une page

Mémoire




CHRISTOPHE DE BEAUVAIS

 
 

L’oubli comme seul souvenir

 
 

La seule chose dont je me souviens c’est qu’il faut que je me rappelle. Quant à savoir quoi, c’est une tout autre affaire. Ce n’est pas brillant comme début, mais c’est déjà ça.

Heureusement je suis très entouré par des gens que je ne connais pas, mais qui se montrent bien affectueux à mon égard. Ce sentiment d’être aidé, choyé et peut-être aimé me procure une forme de bien-être et participe à ma guérison.

Je crois déjà savoir ce que je ne suis pas.

On m’a placé en famille d’accueil, c’est du moins ce que j’ai compris d’un bref échange entre ces êtres charmants et plein d’attention. Il semble que j’ai eu un accident, qu’une voiture –une grosse berline me dit-on – m’aurait renversé sur un passage protégé, on m’assure également que l’on recherche activement l’auteur du méfait.

Les enfants du couple chez qui je vis sont particulièrement gentils, la petite fille surtout. Elle doit avoir 4 ou 5 ans et m’entoure de ses bras à la moindre occasion. L’autre jour elle a tenté de me lécher, je lui ai dit que cela ne se faisait pas, mais elle n’a pas eu l’air de comprendre. A cet âge la moindre affection est un amour, le moindre amour est un débordement. Il faudra quand même que j’en parle à ses parents. Si je n’oublie pas entre-temps.

C’est que mon accident a déclenché – suivant mes médecins – une réaction évolutive, un traumatisme cérébral en phase de résorption mais qui poursuit insidieusement une partie de son œuvre de destruction sur les synapses de mes lobes frontaux. Je ne dirais pas que j’ai tout compris, mais la seule idée que d’autres savent pour moi m’a rassuré sur mon cas.

Le résultat c’est que j’oublie chaque matin qui je suis. Ce n’est pas désagréable, comme une surprise journalière dont je découvre à chaque fois les bienfaits, un cadeau régulier qu’on dépose à mes pieds. Ce constant renouvellement fait de mes matinées une fête recommencée, un splendide sortilège offert par mon néocortex.

Ce prolongement de découvertes m’initie à un monde dont je veux faire partie. Une famille, des amis, des petites tapes sur la tête, des mouvements de mains affectueux sur mon corps, une symphonie de douceurs dont je conserve la mémoire. C’est très bien ainsi.

Pourtant, très loin de moi, dans un lieu curieux que je n’ose regarder, je sens confusément la présence d’un souci. Je ne veux pas en parler à ceux qui me côtoient, et d’ailleurs je ne le pourrais pas. Cette étrangeté n’a pas de nom, seulement une impression. Elle revient chaque fois que je me compare à eux.

Mes jambes, mes bras, ma tête, mes yeux, tout cela est à l’image de ceux qui m’ont recueilli. Manque seulement, mais en grande quantité, le duvet soyeux qui les rend si content. Cette absence de poils me fait parfois honteux.

C’est sans doute une légère altération due à ma condition. D’ailleurs, ils ne semblent même pas remarquer ma petite étrangeté.

Ce matin, une nouvelle fois la petite fille m’a léché. Je n’ai rien dit. Dans un mouvement d’abandon, j’ai plongé ma tête dans sa chaude crinière.

Tous les deux apaisés, fermant presque les yeux, nous nous sommes mis à ronronner.

   
     
     
     
 
Christophe de Beauvais, Mémoire
[Buenos Aires, 2015] 2024
   
     
     
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