Je ne crois pas aux sortilèges, aux sornettes que racontent les veilles femmes quand elles perdent autorité. Je ne déteste pas m’aventurer dans nos bois la nuit, y rechercher le calme, et parfois la passion. Ma maison est bien tenue et nos gens bien élevés.
Ces quelques mots non pour me camper, mais pour répondre par avance aux suspicions des méfiants, à ceux qui tout à l’heure se mettront à douter, de mon esprit, voire de ma santé. Je vis seul il est vrai, en tête à tête avec le diable, comme disent les fragiles de chez nous, les chétifs, et certains vieux.
Je le dis d’emblée : les miroirs de ma demeure aujourd’hui ne me reflètent pas ! Je ne suis pas en train de parler d’un défaut de vision, d’un problème mental, d’une affabulation, mais bien d’une réalité, d’un fait.
La première fois, j’y prêtais à peine attention, la fatigue parfois accompagne ou précède les modifications du corps. Le reflet en passant qui m’était renvoyé avait une étrange qualité, ce visage était presque le mien mais sans l’être tout à fait. Une variation sur le thème de la ressemblance, comme on peut se tromper de chien, comme de loin une figure familière devient en s’approchant un total inconnu. Bref, cette première fois fût sur le coup peu marquante et ce n’est que plus tard que je lui donnais cette primauté.
La deuxième fois fut une tragédie. Je ne passais plus, je décidais consciemment de m’approcher de cette chose incroyable qui me faisait face. Ce n’était ni un monstre ni un apollon, mais ce n’était pas moi. Les différences, cette fois, étaient moins subtiles, et tenaient au menton et au front, les yeux aussi dont la couleur avait passé, dont l’éclat - je le dis sans fausse modestie – s’était terni. Une impression d’abandon se dégageait des traits, je m’y retrouvais, mais à peine. C’eût pu être un oncle, un cousin, un air familier courrait sur mes lèvres, mais un millier de petites variations semblaient se plaindre, geindre, et finalement hurler : « Cette image n’est pas toi ! »
Car le plus incroyable n’était pas seulement que j’avais cessé de me ressembler, mais que ce nouveau visage paraissait celui d’un autre. Je veux dire que derrière le masque, un étranger poussait. Cette transformation, qui déjà était ma tragédie, inaugurait une monstrueuse naissance. Je disparaissais sous d’autres traits.
La troisième fois, je n’ose la raconter. La familiarité précédente avait fondu, elle gisait abandonnée dans un coin du regard. Le reste, le reste mon Dieu, était un bouleversement, une aberration, une forme d’absurdité. Tout était à sa place, mais malicieusement déplacé, subtilement modifié. Ce n’était pas tant par exemple que mon nez ait grandi, il conservait presque la même apparence, mais la différence sautait aux yeux quand on le regardait en rapport aux lèvres, aux oreilles, à la structure même du visage. Il n’y avait pas d’endroit qui n’ait été transformé dans ses relations aux autres parties, chacune conservant de loin son origine, sa part d’identité. Le tableau général respirait l’altération.
Je n’étais plus là.
La glace me renvoyait ma propre disparition. Celui qui m’avait remplacé n’était pas encore nommé, il ouvrait ses yeux sur un monde qu’il semblait découvrir. Ses expressions étaient autant d’étonnements, de surprises d’enfants. Je détestais ses mimiques nouvelles, ses petits emportements du menton, ses plissements du front. Perdu derrière le masque, je ne me contrôlais plus.
Mon impuissance est d’être là, à offrir le visage de la découverte à des choses connues, à marquer de mes traits la fausse nouveauté, à suivre le jour durant des sentes mille fois empruntées et à voir dans mon reflet autant d’enchantements.
L’autre jour au marché, un malin m’a même dit que je ne faisais pas mon âge. L’idiot ! S’il m’avait connu avant !