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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Retour des Indes

Sa femme le jugeait « absolument navrant », mais mon cousin était resté ferme. Chaque jour, il rentrait chez lui à dos de chameau.

Il avait ramené la bête d’un voyage aux Indes et s’en était entiché. Il trouvait « très chic et parfaitement adapté » ce moyen de transport.

Bien sûr, au début, il y eut des quolibets, des blagues un peu puériles sur l’homme et sa monture. Il résista et, de fil en aiguille, ce qui ne paraissait au départ qu’un défi aux bonnes mœurs finit par remonter les pentes de la séduction.

On le saluait dans la rue et lui répondait par un petit signe du chapeau. Son chameau impassible ne s’en laissait pas conter. Il s’était pris d’affection pour l’homme mais conservait sa distance envers les étrangers. Avec mon cousin c’était très différent.

Ils avaient de temps en temps des signes de tendresse et même des moments d’intimité où ils semblaient se parler en secret. Les deux étaient fiers mais ils s’attendrirent mutuellement par leurs promenades quotidiennes, par des frottements de poils, et aussi, parfois, par de longues remontées de langue râpeuse.

L’homme et la bête s’effaçaient dans ce rapprochement, comme si la connivence faisait disparaître les frontières. Il n’y eut pas de transformation mais un long glissement de l’un vers l’autre.

Le chameau prit les attitudes de son maître. Il n’était pas rare qu’il s’inclinât légèrement devant les demoiselles ou qu’il passât, hautain, devant les commerçants. Mon cousin, lui, s’exprimait parfois en montrant ses dents. En des occasions plus rares, on l’entendit blatérer très distinctement à l’adresse des passants.

L’homme et sa monture semblaient à l’unisson, et on ne savait plus très bien comment les séparer. Les Aztèques en leur temps ne distinguaient pas non plus celui qui montait l’autre.

Des années plus tard, tous les deux disparus, je rencontrai son épouse. Elle eut un sourire navré à l’évocation de leur couple : « Je ne dirais pas qu’il m’a trompée, mais je ne peux m’empêcher de croire que j’étais bien la seconde dans ses pensées. »

Cet aveu en demi-teinte me rappela un détail que j’avais oublié. Le chameau n’avait jamais été nommé. À ma question de l’époque, mon cousin avait répliqué sèchement : «On ne nomme pas les proximités. »

Je m’interroge encore sur le sens caché de cette affirmation.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules, des mondes d’antan. Retour des Indes
[Rabat, 2016]

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