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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Changement climatique

Les eaux devenaient froides en profondeur, les sirènes commençaient à s’interroger.

« Qu’allons-nous faire si ça continue ? Comment résister à cet abaissement, à ces diminutions de nos températures ? » C’était Aglaopé, au beau visage, la plus jeune et peut-être la plus déterminée. Molpé, au chant étrange, lui répondit : « Reste calme, fille d'Achéloos, prends en patience le mal, et comme nous, tâche d’attendre l’été. »

Ces paroles apaisantes suscitèrent le contraire de l’effet espéré. La compagnie s’agita. On blâma les humains, on vilipenda leur projet, on s’insurgea contre leur courte vue.

« Mais ne voient-ils pas qu’ils nous tuent ? » cria Ligie, à la voix claire. Les autres en furent effrayées. Comment tuer ce que l’on ne connaît pas ? Comment anéantir sans savoir ? Comment détruire l’ignoré ? Ces vastes questions les entraînèrent dans de subtils débats, mais elles avaient toujours froid. Un froid persistant, un froid encerclant, un froid insensible aux souffrances et qui les tenaillait de toutes parts. L’idée de la fin s’immisça dans leurs corps, elles ne pouvaient presque plus bouger.

« Nous ne pouvons mourir comme ça ! Nous ne le devons pas ! Nous portons la mémoire, on ne peut disparaître dans l’affront de l’ignorance, sans qu’ils sachent notre mystère ! » La voix de Pisinoé, qui persuade, résonnait fièrement. « Qui ira leur dire ? »

Aglaopé et Ligie s’avancèrent. Elles étaient magnifiques de cœur et de détermination. « Nous ! Nous porterons vos paroles, nous diffuserons la nouvelle, les humains entendront ! »

Et elles s’élancèrent.

En sortant des eaux, l’air gelé les saisit avant toute parole. Elles connaissaient Méduse mais elles ignoraient Blizzard. Et le froid de la terre était bien plus puissant que celui des profondeurs. Ni l’une ni l’autre ne cria. Juste un soupir glacé. Leur combat prit fin avant d’avoir commencé.

Leurs statues conservent un peu leur message, mais les rares passants étaient trop transis pour s’en préoccuper.

Aglaopé, au beau visage, et Ligie, à la voix claire, qui se souviendra des dernières filles de l’eau ?

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Changement climatique
[Rabat, 2017]

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