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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
La file

Avec la décrue, on pouvait traverser le Styx à pied. Alors évidemment, on se dépêchait pour ne pas avoir à payer Charon.

Un petit défilé d’âmes, contentes de faire l’économie de l’obole. Ils filaient vers le royaume des morts, peu impatients de savoir, mais inquiets quand même de pouvoir passer.

Toute leur vie, ils avaient franchi des ponts, soucieux parfois de gravir les étages, les uns calmes, les autres agités, et quelques-uns pressés d’arriver les premiers. Alors les files, ils connaissaient. Ils en avaient suivi depuis leur plus jeune âge, de l’école à l’usine, de l’université à l’entreprise, de la boutique au métro, et aujourd’hui ils se retrouvaient. Tous sur la même passerelle.

Certains avaient pris leur mallette, d’autres venaient avec leurs dossiers, peut-être espéraient-ils avoir quelque chose à plaider ?

Mais une chose est certaine, sur la passerelle on ne se parlait pas. Et pourtant, quelle erreur ! S’ils avaient su, ils auraient dû crier.

Cela faisait longtemps qu’Hadès avait mis fin aux tortures, cela faisait des lustres que les diables n’étaient plus là. L’enfer n’était plus ce lieu révoltant décrit par les peintures, pas d’instruments, pas de feu, pas de pal. Mais une certaine absence qui venait du tréfonds.

La récession avait frappé le royaume des morts. De réduction en réduction, on avait fermé les salles autrefois pleines, on avait licencié à tour de bras, on s’était séparé des meilleurs serviteurs, on avait congédié incubes et succubes. Il ne restait plus rien.

Mais ce dénuement était pire encore, Hadès l’avait compris.

Chaque âme qui arrivait était enfermée dans son silence, le tout pour l’éternité.

Rien d’autre que ça.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. La file
[Rabat, 2017]

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