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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
La voix

Mon oncle avait toujours été très clair : « Il faut qu’une voix porte, il est parfaitement inutile d’en rajouter ! » Ce conseil, frappé au coin du bon sens – la forme du bon sens est un secret bien gardé –, devrait être inscrit en pancarte dans toutes les assemblées.

Combien de carrières ont été brisées par une voix nasillarde, par une voix atone, par une voix dont le timbre semble peu affranchi, et qui forcément ne porte pas loin… La voix, plus que tout autre sens, est celle qui en impose, qui montre le chemin et qui se défie de toutes les impasses.

Mon oncle l’avait bien compris, il ne se déplaçait jamais sans son grand porte-voix. Invité à toutes les fêtes, à toutes les compétitions, à tous les concours, il donnait le ton sans jamais se forcer. À table, lors des repas de famille, il arrivait toujours à capter l’attention, même ses « passe-moi le sel » étaient respectés. Chez lui, le moindre murmure prenait des allures puissantes, et quand il chuchotait des mots doux à l’oreille de ma tante, tout le monde en était frappé.

Invité chez mes cousins, je m’enchantais le soir de ses comptines pour nous endormir. Il racontait toujours les mêmes, mais nous avions nos préférées. Nous attendions avec ravissement le moment où le petit chaperon rouge interrogerait sa grand-mère sur la taille de ses dents. Le rugissement du loup, « c’est pour mieux te manger mon enfant ! », retentissait dans la maison, réveillait la bonne, faisait hurler le chien, irritait nos voisins. On s’endormait ainsi, transis de fausses peurs, les oreilles légèrement bouchées, mais tellement apaisés.

Je me souviens de mon oncle, du beau son de sa voix, de sa folie si légère.

« Je me ferai toujours entendre. » L’épitaphe est inscrite sur sa tombe.

Elle sonne comme un avertissement réjouissant à ceux qui peut-être nous attendent, de l’autre côté...

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. La voix
[Rabat, 2017]

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