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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Préparation

Hamlet, avant la scène, avait dû s’entraîner.

On croit souvent qu’il suffit de saisir un os humain pour que d’un coup le souvenir de ce qu’il fut apparaisse. Cette magie est fille de naïveté. Un os, quel qu’il soit, ne dit rien, n’évoque rien s’il n’est pas sollicité.

Il faut d’abord comprendre ce qui dans ces restes nous émeut. Le murmure qu’ils distillent, la sombre appréhension qui nous prend quand on a le crâne en main. Et quoi de mieux qu’un miroir pour voir la filiation ?

« Hélas, Pauvre Yorick ! Je l’ai connu, Horatio ! » Cela ne s’improvise pas. Hamlet le savait bien en contemplant son reflet.

Avant de voir Yorick sous le crâne, il devait d’abord voir le sien. Et puis l’imaginer plus tard, sans chair et tout rongé. Refaire en pensée le passage de la tombe et de toutes les années. Yorick viendrait, mais tout à l’heure, comme le rappel d’une image, comme le visage de Hamlet dans son propre miroir.

Dans cette préparation de la scène, Hamlet était aussi mort que vivant. Car, se sachant vivant, il se voyait déjà mort. Il se regardait donc entre deux eaux, entre l’être et le non-être, une eau chaude d’un côté, une eau froide de l’autre. Il eut d’un coup peur de disparaître dans ce mélange de vie et de néant et posa son miroir.

Il était prêt.

J’ai revu Hamlet il y a quelques années. Il paraissait changé. À force de refaire la scène, son visage avait pris une forme étrange, une fusion de vif et de fané. On aurait dit qu’il combattait une infection. Une chose rampante, un effroi grandissant qui altérait ses yeux.

Quand je m’enquis de sa santé, il eut cette réponse énigmatique : « Je me suis vu trop souvent mort pour être entièrement vivant. »

Le « to be or not to be » était déjà passé par là…

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Préparation
[Rabat, 2017]

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