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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Restes

Que reste-t-il de nos grands hommes ? Le couvre-chef constitue une bonne entrée en matière.

On aura peut-être reconnu, à gauche, la casquette de groom de mon cousin germain qui fit la carrière que l’on connaît à l’hôtel Concorde Saint-Lazare.

Ces deux couvre-chefs sont pleins d’évocations, ils distillent le souvenir des vies qui se tenaient plus bas. On les regarde et ils témoignent, on les regarde et ils semblent parler. Ils sont mieux qu’une chaussette ou qu’un pantalon : eux abritaient le siège, eux seuls personnifient l’esprit.

Quand je vois la caquette de mon cousin, j’ai plein de souvenirs qui me montent à la tête, plein d’histoires très vivantes qu’il aimait raconter, plein de réminiscences de sa bonne humeur, plein de portes tambours où, enfant, il me laissait entrer. Ce n’est plus une casquette, c’est un déclencheur.

Quand je vois le bicorne, cela déclenche aussi mais différemment. La vie a disparu, il ne reste que l’histoire. Plus de souvenirs mais du savoir, et tout une symbolique qui cherche à s’immiscer. La grandeur est là peut-être, mais derrière une porte qui me reste fermée.

Quand Napoléon dit : « L’imagination gouverne le monde », je trouve ça très beau, très juste mais on en reste là. Comme un joli bibelot posé sur le manteau d’une cheminée.

Quand mon cousin dit : « Tiens-moi la porte, j’arrive ! » Là, c’est tout autre chose. On sent la vie, on respire Paris, et des grosses bouffées d’images s’échappent de partout.

De la citation au couvre-chef le principe est le même.

Et pourtant ! Et pourtant, je sais bien que bientôt la casquette ne dira plus rien, que les souvenirs qu’elle diffuse s’éteindront, et qu’elle ira rejoindre le bicorne et ses histoires peu incarnées.

Dans nos restes, on trouve toujours deux mémoires. La première est à courte portée, elle dépend des vivants et ne tient pas cent ans, l’autre qui la suit est de longue durée. Entre les deux ce n’est pas le souvenir qui s’est perdu, c’est ce qui faisait sa saveur. La mémoire d’une vie d’un côté, la trace d’une histoire de l’autre.

Mais je nous sais aussi fidèles aux premières impressions, devant les restes on regarde, on flaire, on hume. On cherche à retrouver la piste de ce qui s’est perdu, on tente toujours de saisir l’homme sous le chapeau. Et là, on se fiche un peu des grandeurs.

Le groom ouvre la porte à l’empereur, les deux expriment le même parfum, le seul chemin au fond que nous voulons remonter.

Et c’est ensemble, main dans la main, qu’on les mélange en pensée, comme si la seule chose qui comptait était de sentir à nouveau leurs effluves perdus.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Restes
[Rabat, 2017]

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