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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques
Source gallica.bnf.fr / BnF
Regroupement

Il faut bien comprendre deux choses essentielles chez le petit peuple d’antan : le désir d’élévation et le plaisir de se retrouver en grappes.

Chaque matin, à la même heure, ils se rassemblaient donc sur l’échelle du salon pour assister de haut au petit-déjeuner des patrons. Ces derniers, en léger contrebas dans la salle à manger, se savaient bien épiés, mais le jeu de l’époque était de n’en rien paraître, et de faire comme si le monde était peu peuplé.

Le rituel était bien huilé, on commençait toujours par le café au lait. Servi très salé par le service des cuisines, on devisait plaisamment sur les réactions à venir : « Cette fois, j’en ai mis une pleine poignée, je suis sûre qu’elle va cracher », disait la cuisinière.

Les paris pouvaient commencer.

« Mais je te dis qu’elle va le faire, regarde, elle vient d’en avaler ! Regarde sa crispation, elle va rendre je te dis ! » Et comme la maîtresse de maison, étonnamment insensible à sa première gorgée, semblait résister à la tentation de tout recracher, on passa à Monsieur.

Les tartines à l’huile pimentée sur lit de savon de Marseille étaient une spécialité de la maison, on en attendait beaucoup. La tension était à son comble, on tendait les bras, on s’agitait à tous les niveaux, sur tous les barreaux, on goûtait joyeusement ces moments de douce incertitude.

C’était la bonne !

Dans une tentative désespérée pour avaler l’inavalable, Monsieur avait eu son hoquet. Il porta prestement sa serviette à sa bouche, signe manifeste de sa déconfiture, et se saisit du verre de jus d’orange.

Mal lui en prit. C’était le double effet, habilement mis au point par le majordome, ancien artificier.

Le piment de Cayenne mélangé à la boisson explosa sur sa langue, entraînant avec lui les œufs brouillés au foie de morue, le lait au vinaigre, le thé aux huîtres, les croissants aux escargots, et tous ces trésors de bon goût patiemment préparés par une armée de cordons bleus.

Le spectacle était somptueux. Madame, les bras ballants, termina en premier, suivi par Monsieur qui exhibait un teint rouge vif, rehaussé par quelques jolies striures vertes autour des yeux.

On redescendit de l’échelle où l’on s’était hissé. L’on reprit le chemin des cuisines, des chambres, de l’entrée.

L’on se congratula en partant, dans l’attente un peu simple du déjeuner de midi.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Regroupement
[Rabat, 2017]

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