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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Partie de cartes

Tu le mets ton cœur ?

La tension était palpable. John s’attendait à un mouvement de Jules, il avait donc posé sa main en position défensive juste au-dessus de son genou. L’idée était de parer le probable coup de Jules, son vis-à-vis, qui, sous couvert d’une position décontractée, avait placé son pied en attaque, sur une ligne idéale pour toucher John là où ça fait mal.

Si seul l’un regardait, les deux s’observaient.

La main droite de Jules paraît innocemment placée sur la table, elle forme, avec celles de Jacques, son voisin, une combinaison remarquable. Ce dernier, attentif, l’a bien remarqué, son regard en témoigne. Il attend le moment où le coup partira vers son nez pour l’esquiver par un double uppercut ventral.

Les trois regards ne se croisent pas, mais dessinent dans l’espace une figure singulière. Celui de John vers la tête de Jules fixe une ligne imaginaire qui passe par les yeux de Jacques, c’est l’axe de la partie. Celui de Jacques et de Jules convergent, non pas vers la main de ce dernier, mais sur la carte qu’il cherche à cacher, un dix de carreau.

C’est là que l’on comprend l’intrigue et la tension.

Jules n’a plus de carreau et il risque de faire capot. Les deux autres le savent bien et ils attendent avec raideur le moment où ce dernier va exploser.

Jules est inquiet, les traits tirés, il sait qu’il est dans le pétrin. Sans carreau, il va devoir mettre son cœur.

John : « Alors, tu le mets ton cœur ? »

Jacques : « C’est ce coup-ci que la partie se gagne ou se perd. »

Jules : « C’est pour ça que je me demande si John coupe à cœur. »

Jacques : « Si tu avais surveillé le jeu, tu le saurais. »

John, outré : « Eh bien, dis donc, ne vous gênez plus ! Montre-lui ton jeu puisque tu y es ! »

Jacques : « Je ne lui montre pas mon jeu. Je ne lui ai donné aucun renseignement. »

Jules, pensif : « Oui, et je me demande toujours s’il coupe à cœur. »

Depuis, la scène a été reprise de nombreuses fois, avec quelques variantes et souvent un accent marseillais pour faire couleur locale.

Mais les véritables joueurs savent bien que la belotte à trois n’a pas besoin de tout ce cinéma.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. Partie de cartes
[Rabat, 2017]

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