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[Chroniques minuscules] II

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Des mondes d’antan

Christophe de Beauvais

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
En pensée

On l’avait posé là, mais il n’y était pas tout à fait.

Concentré au-delà de la pose, il parcourait en pensée un chemin invisible au regard. Déambulant sur ses sentiers, peut-être même dévalant un champ, il s’exprimait en mouvements intérieurs et parfois il pestait.

En dedans, ça fumait. Il n’était que rage et indécision. « Mais bon sang ! Pourquoi m’a-t-elle quitté ? » Trente ans de vie commune, trente ans de souvenirs partagés, trente ans de tendres habitudes, et voilà qu’elle était partie, emportée par la maladie.

Oh, il savait bien qu’il se trompait de cible, il savait bien qu’elle n’y était pour rien ! Mais puisqu’il n’y avait qu’elle qui comptait, il se refusait à voir au-delà. Il lui en voulait par désarroi, par angoisse, par tristesse, incapable de comprendre son absence, incapable de saisir la moindre explication.

Il parcourait ses prairies avec un grand bâton, frappant l’herbe folle, battant la terre, insultant les oiseaux. Sa fureur l’apaisait, elle emportait sa peine. Il invoquait les vents, convoquait des tempêtes, sommait les ouragans, pour dissiper ses nuages qui constamment revenaient.

« Pourquoi m’as-tu laissé Marie ? » tonnait-il au ciel. Et elle, ne répondait pas.

Peu à peu son inconséquence se cristallisa, puisque tout sens échappait à sa saisie, il le concentra. Prenant çà et là des pelletés de souvenirs, il fit un tas. Et puis le frappa pour le rendre plus résistant, et puis recommença.

Le monticule grossit.

Il poursuivit sa besogne en s’attaquant aux prairies, il retourna la terre, transforma ses arbres en amoncellement de pierres, et finalement il se prit.

Il se précipita, accumulant d’immenses rochers de peine puis y coulant son ciment. Il se fit résistance, non pas dressé, le poing levé, mais penché, concentré sur ses amas.

Un matin, on le découvrit ainsi, figé. Dans l’attente d’une réponse qui ne viendrait pas.

Des années plus tard je le retrouvai au musée. On l’avait mis dans un coin peu visité, et je regrettais déjà cette mauvaise mise en scène quand une petite fille s’approcha.

Innocemment elle plaça sa main sur ses mains, puis recula, surprise : « Maman, le monsieur, je sens son cœur qui bat ! »

Je quittais précipitamment l’endroit, incapable de retenir deux larmes. L’une de tristesse, l’autre d’effroi.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules II, des mondes d’antan. En pensée
[Rabat, 2017]

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