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[Chroniques minuscules]

Musiques inspirées

par les [Chroniques minuscules]


Stéphan Oliva

Enregistrement de Stéphan Oliva le 18/12/2017 au Studio La Buissonne, co-producteur des musiques des Chroniques minuscules. Vidéo : Marc Thouvenot

Les musiques ont été inspirées par les textes de Christophe de Beauvais qui eux même avaient été inspirés par des images anciennes. Sur cette page nous rejouons, de gauche à droite, cette chaine. La musique que l'on écoute dérive du texte (auquel on accède en cliquant sur le numéro correspondant), texte qui lui-même dérive de l'image qui se trouve à droite.

René Bottlang
Mario Stantchev
Camille Thouvenot
Pascale Berthelot
Denis Badault
Stéphan Oliva
01. Découverte
03. Un homme simple, mais gai
04. Contact
05. Une enquête serrée
10. Les trois grâces
12. La revanche des chats
14. L’incendie
15. La mort qui ne passe pas
19. Mon père, ce héros
26. Le distrait
30. Discussion
33. Le passage du peintre
35. Une admirable continuité
41. Un beau couple
42. L’ambassadeur
44. L’origine
48. Mauvaise rencontre
51. Alice
56. Avant l’ordinateur
61. Paris, ville ouverte
67. Rêve d’enfant
69. Épilogue










Découverte
René Bottlang Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Mon oncle était sourd, certes, mais il était surtout très original. Il n’a jamais su résister à une bonne idée, et trouvait dans la démesure une forme séduisante pour assouvir ses passions.

Il ne se déplaçait jamais sans ses encornets géants, ce qui fait qu’on l’invitait peu.

C’est lui qui eut l’idée de ce déjeuner sur l’herbe, au grand dam de ma tante, mais au grand plaisir de ses neveux. Je me souviens de mon père, à l’autre bout de la nappe, qui pestait en murmurant que son frère était fou.

Mon oncle, très raide, avait souligné la remarque d’un claquement de talon. Puis d’une voix puissante, de celle qu’il utilisait pour donner des ordres au régiment, il eut cette question : « À quelle profondeur de l’écoute peut-on trouver l’humain ? »

Il faut dire qu’il lisait Hegel et qu’il avait entrepris une traduction de Nietzsche en italien. C’est à cet instant que nous prîmes la photo.

Elle décrit bien, je crois, l’atmosphère d’une époque. Un temps où l’optimisme régnait et où chacun pouvait choisir ses passions, et surtout les mettre en œuvre sans le regard réprobateur de ceux qui croient savoir.

Un temps où l’idée de progrès n’était pas galvaudée, ce qui permettait d’accepter que des hommes intrépides s’engagent dans des directions aussi incertaines que prometteuses. Les idées s’incarnaient comme autant de prolongements, parfois immenses, de leurs corps, de leurs représentations, de leurs paysages intérieurs.

Mon oncle faisait partie de ces aventuriers du savoir, il avait fait de sa surdité une sorte de grandeur, entraînant avec lui sa famille et surtout ses enfants.

Comment ne pas lui rendre hommage aujourd’hui, dans ce monde où la technique échappe peu à peu aux mains, où l’on façonne de moins en moins. Comme si les électrons pouvaient remplacer les doigts !

Les réalisations d’antan avaient un je-ne-sais-quoi de poétique, comme une exagération contenue, une ouverture au rêve, une promesse aussi, à laquelle tout le monde croyait.

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Déclaration de guerre
René Bottlang Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Le général Hashimoto avait décidé que la guerre serait totale, mais surtout qu'elle serait musicale. On avait d'abord suggéré des instruments à cordes, mais rapidement les instruments à vent s'étaient imposés. Le souffle des trombones avait donné l'idée d'une attaque en ré bémol. Un son propre à déstabiliser l'adversaire qui ne jouait qu'en do majeur.

Le général Hashimoto était un fin stratège, mais surtout un admirable chef d'orchestre. Il sut mettre son génie au service de notre armée. C'est lui qui imagina les mitraillettes à demi-ton – la fameuse gamme chromatique – qui, en mouvement ascendant, neutralisait l'adversaire plus sûrement que leurs ut à un coup. Au petit do-do de nos ennemis, on répondait par des tirs nourris, par des envolées de dièses ou de bémols qui enchantaient nos oreilles et les laissaient pantoises.

La guerre tonale n'était pas loin.

Leurs généraux avaient bien tenté une arme secrète, nos espions rapportaient qu'ils recherchaient le mi dièse, une note qui sentait l'effroi. Hashimoto nous rassura d'un mot : « Ces gens ne connaissent rien au solfège ! Laissez-les s'abîmer dans leur quête du fa ! ».

Nos ingénieurs mirent au point – la photo en témoigne -, les trombones-canons dont la portée était magistrale. Nous pûmes initier des attaques à longue distance et débuter la mise en place de symphonies.

La guerre devenait grandiose.

Hashimoto à sa baguette guidait la grande armée. Nous commençâmes par des séries de trilles qui montraient notre détermination ; un solo de hautbois poursuivit le combat. Puis nous attaquâmes en croches et pour certains en doubles croches. Le son était partout et multipliait les éclats.

Je fus, il est vrai, touché par la petite musique de nuit d'un tireur embusqué. Cette blessure à mon cœur ne dura qu'un instant. Blessé dans mon amour-propre, je réagis promptement avec ma flûte à bec, en tirant prestement deux ou trois notes en allegro – ma non tropo.

Je me souviens d'Hashimoto et de ses guerres d'ailleurs. Ah le bon temps des batailles musicales ! Des notes d'altérations massives qui ravissaient les oreilles mais qui, surtout, laissaient les âmes en paix.

Chroniques Source http://blog.cwam.org/2011/03/before-radar.html
Un homme simple, mais gai
René Bottlang Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Jacques était un homme simple mais extrêmement gai. À sa naissance, on lui avait diagnostiqué un problème aux oreilles, qu'il compensait par un large sourire que des mauvaises langues trouvaient béat.

Il s'était inventé cet étrange appareil pour pouvoir être toujours assis et toujours attentif aux blagues des autres. Au reste, il suffisait de lui dire bonjour pour qu'il éclatât de rire. Il eut la permission de conserver son étrange attelage quand il fut réquisitionné. La guerre était à nos portes et lui était toujours souriant.

On décida en haut lieu que son rôle pouvait être déterminant et on le plaça sur une plage, presque en face des lignes ennemies. La photo ci-dessus témoigne de l'originalité de la manœuvre. Elle a été prise par le camp adverse au moment où il répondait à la question fameuse : « Was ist los ? », que l'on pourrait imparfaitement traduire par un guttural : « Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ? ».

Probablement surpris par le ton – Jacques ne connaissait rien aux langues étrangères –, il eut cette réponse franche et profondément française : « Bonjour, ça va ? », qui acheva de déstabiliser l'adversaire.

Et comme à chaque question qu'il ne comprenait pas, il répondait systématiquement par des grands sourires et même par des petits cris de joie, nos ennemis conclurent à la possibilité d'une trêve. Seule la paix, pensèrent-ils, pouvait apporter un tel contentement.

Ce qui commença en interrogatoire se poursuivit en accolades. Jacques toujours hilare ne sut démentir ces marques de bonne humeur, et, de fil en aiguille, la nouvelle se propagea sur l'ensemble de la ligne de front.

La paix était à nos portes. La guerre n'était ni perdue ni gagnée, mais elle s'estompait dans une mine réjouie qui avait conquis les cœurs.

Jacques fut fêté et très entouré, il conserva longtemps son sourire réjoui que certains sceptiques jugent, aujourd'hui, un tantinet moqueur.

Chroniques Source http://blog.cwam.org/2011/03/before-radar.html
Contact
René Bottlang Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Évidemment, c’était la première fois. Et les journaux du monde entier titrèrent sur « l’événement le plus important de l’humanité depuis l’aube des temps ».

Mais une fois l’excitation retombée, il fallut bien se rendre à l’évidence : les documents des extraterrestres n’étaient pas en règle.

Le fait qu’ils aient choisi le jardin des Tuileries pour leur atterrissage avait flatté l’esprit de nos concitoyens. D’aucuns y virent également une tentative un peu vaine pour amadouer nos autorités administratives. Il était clair qu’ils ne nous connaissaient pas.

Je fis partie de la commission chargée d’évaluer la pertinence réglementaire de leurs papiers. Je me souviens avoir essayé de fléchir le commandant Gaspard – de trois quarts dos, à gauche – qui jugeait « absolument ahurissantes » – ce sont ses termes –, les lettres de créances de ces plus qu’étrangers.

« Venir de loin ne saurait être une raison, la distance n’est pas un passe-droit. Soit vous avez des documents de qualité, soit vous n’en avez pas. Il n’y a pas à tergiverser avec la Loi, dont je rappellerai tout à l’heure en séance la devise première nemo censetur ignorare legem ! »

Ces fortes paroles suscitèrent un rapide débat. Nul n’est censé ignoré la loi, certes, mais ce « nul » s’appliquait-t-il à eux ? Se pouvait-il que le législateur ait inclus toutes les créatures pensantes de l’univers dans cette formulation ?

Il faut dire qu’entretemps nos étrangers de passage étaient remontés dans leurs vaisseaux dont ils avaient fermé toutes les issues. Ce geste de bouderie, peu amical, emporta finalement notre décision.

On apposa en rouge le tampon « refus de visa » sur leurs documents et on glissa l’enveloppe sous leur soucoupe. Le lendemain ils n’étaient plus là.

Je me demande aujourd’hui si nous ne sommes pas passés à côté de quelque chose…

Chroniques Source gallica.bnf.fr / BnF
Une enquête serrée
Pascale Berthelot Stéphan Oliva

C’était la première fois que l’on entendait parler d’un meurtre chez les sirènes. Ce petit peuple était en général d’une admirable discrétion, mais il n’en reste pas moins qu’il tombait sous notre juridiction. Après quelques atermoiements, on me confia l’affaire.

L’enquête s’annonçait serrée.

Notre premier déplacement sur les lieux fut vécu par tous comme une aventure. Je me souviens de l’inquiétude de notre chauffeur dans la descente. Il eut ce mot que je conserve : « Si ça flotte, on est bons. »

Je rassure le lecteur, cela flotta. Il n’en reste pas moins que nous étions passablement anxieux.

Franchir le passage qui mène aux profondeurs n’est pas une mince affaire. C’est un moment incertain où l’on résiste à la pente. Alice, elle-même, eut un mouvement de recul avant sa traversée du miroir. Le premier pas du rêve, c’est l’abandon. Les sirènes le savaient bien, qui nous attendaient avec l’impatience un peu lointaine des créatures de l’eau.

On croit que ce qui se passe sous la Seine ne nous touche pas. On croit facilement se détacher de ce qu’on ne voit pas. Pour nous, les membres de la police fluviale, ces fausses affirmations marquent seulement les limites des passants, de ceux qui marchent sur les chaussées et qui n’ont pas l’attrait des profondeurs.

Je me souviens de cette première enquête, de l’étonnement des piétons. Du sentiment de respect aussi pour notre profession : il n’est pas de lieu à Paris où le droit ne s’applique pas. Voilà ce que l’on pouvait lire dans les regards.

À presque cent ans de là, je suis sûr que c’est toujours le cas.

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Une question épineuse
Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot

Bien sûr que ça pique ! Mais l’idée est de n’en rien paraître.

La révolte des fleurs débuta un matin. Touchées d’avoir été longtemps coupées, on pense qu’elles décidèrent de prendre leur revanche. N’ayant aucune idée de la mesure, elles s’engagèrent dans la voie facile de la profusion. Elles partirent à l’assaut des choses, et nous en faisions partie.

Inutile de dire que cette promiscuité imposée toucha d’abord la bonne société. Chez les pauvres, le contact de la plante ne fait aucun effet, on est plutôt bienveillant côté frottement. Pour la gentry c’est tout autre chose, au moindre rapprochement on a l’impression de manquer d’air. Que dire, alors, du frôlement de mille fleurs qui explosaient en mille odeurs !

Heureusement, on trouva rapidement la parade. À cette offensive végétale, il suffisait de répondre par une forme de dédain, assez répandue dans les sphères montantes, qui, sans rompre l’assaut fleuri, assurait néanmoins le respect du quant-à-soi. Pour le dire plus crûment : il suffisait de ne pas en avoir l’air. Une formule qui fit mouche, mais dont le sens s’est perdu.

Cette demi-victoire était suffisante pour les humains. Les roses, elles, s’en fichaient modestement. Elles continuèrent leur manège en imaginant des motifs serrés, des avancées en boucle, où le moindre appui leur servait de tuteur.

L’attitude réservée de la comtesse Marie-Cécile de Rocagne fut un modèle pour nos concitoyens. Sa bouche à demi ouverte est le seul signe de sa tension. Il faut dire à sa décharge que les roses avaient déjà envahi son chapeau. Elle ne paraît pas plus s’en soucier.

Sa grandeur témoigne, et la beauté de son geste est justement de n’en pas avoir.
Les fleurs reconnaissantes purent librement partir à la découverte de ses bras.

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Rockefeller : une belle âme
Mario Stantchev Pascale Berthelot Denis Badault

Je ne connaissais Rockefeller que de réputation, mais dès son premier regard, je crois que nous nous sommes plu.

Loin de me considérer comme un importun, il eut un plissement singulier de ses lèvres qui indiquait clairement son désir d’en savoir plus sur moi et sur ma requête. J’osais à peine le regarder et presque machinalement, je mis mes mains dans le dos pour bien marquer ma déférence.

Jacques, à côté de moi, en était gêné et il détourna la tête.

La suite fut, en tout point, exceptionnelle. Cet homme infiniment riche et infiniment aimé, m’écouta en silence puis ouvrit largement ses bras pour me donner une accolade que je ne méritais pas. « Votre projet est singulier, me dit-il dans un souffle, et je vais le financer ! »

La scène ci-dessus le présente juste avant son geste amical et philanthropique. On devine bien, je crois, toute la tendresse cachée de ses yeux, toute la compassion de son visage, toute l’amitié qu’il porte au genre humain.

La sensibilité ne s’exhibe pas, certes, mais on peut la reconnaître aussi sûrement que la couleur de l’eau. Le monde est fait de signes et de marques, et les déchiffrer peut être source de difficultés. On s’échine souvent à trouver une humeur derrière des yeux pâles et inexpressifs, à deviner la douleur sous un sourire, ou la joie dans une larme qui coule sur la joue.

Mais avec Rockefeller, on sait tout de suite à quoi s’en tenir. C’est une belle âme qui irradie, un feu doux à l’arrière des yeux, une chaleur dans la nuit.

Je ne serai pas surpris, dans le siècle à venir, qu’on se souvienne de lui, qu’on loue sa bonté, qu’on lui dédie des places et des immeubles. Qu’on fasse de son nom un symbole pour tous les déshérités de la terre.
Rockefeller ! Quel joli nom qui claque comme un espoir.

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Le procès
René Bottlang Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Qu’on ne se méprenne pas ! Le procès de l’homme invisible fut une affaire sérieuse.

Il est inutile de décrire la scène mais probablement intéressant de rappeler les circonstances qui conduisirent à ce procès.

L’homme invisible naquit à Guingois en 1882. Après des débuts prometteurs au cours élémentaire, il fut l’un des rares bacheliers de l’année 1901 et c’est assez naturellement qu’il intégra la fonction publique en 1904, après avoir passé brillamment le concours d’entrée. De ses premières années au ministère, on retiendra ses rapports toujours impeccablement rédigés sur des sujets les plus divers.

C’est seulement vers 1910 qu’il commença à disparaître, déçu, je cite, « par l’absence de perspective du monde ». C’est évidemment un peu maigre.

Sa désaffection prit un tour odieux quand il décida de ne plus venir au bureau.

Sa défense cherche à réfuter ce point en soulignant qu’il fut toujours présent, mais seulement moins perceptible dans le regard des autres. Il s’agit là, à n’en point douter, d’une manœuvre. Être présent ne souffre d’aucune variation : on y est ou on n’y est pas. On veut ici nous faire croire qu’il y aurait une sorte d’entre-deux, où l’on y serait sans y être, ou qu’on n’y serait pas tout en y étant.

Balivernes que tout cela !

En tout état de cause, il est juste de signaler que son absence ne fut pas remarquée. Mais ce point ne saurait être porté au crédit de l’accusé. Ne pas remarquer une absence est un fait banal et parfaitement accepté. Ainsi, pour donner un exemple courant, personne n’a jamais remarqué une absence de couleur. Et pour être plus précis, j’ajouterai que personne ne peut même décrire une absence de couleur. Un « non-rouge » est un non-sens, de même qu’un « non-vert » ou qu’un « non-noir ».

Dans le cas qui nous préoccupe, la non-visibilité de l’accusé ne peut être un argument : de nombreux hommes sont absents mais font quand même leur travail. J’ajouterai (note personnelle) que la plupart de mes amis sont dans ce cas.

Mais ce cas n’est pas du tout celui de ce criminel qui, non content de ne pas être là, affirme sans rougir, je cite, « qu’il n’a rien à montrer ».  

Balivernes, une nouvelle fois !

La chaise de la photo montre assez bien, je crois, la vacuité de tous ses arguments.

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Le portrait
Pascale Berthelot

Il y a un je-ne-sais-quoi d’apprêté dans sa posture qui m’indispose. Ça m’agace plus qu’autre chose et je préfère me tenir en retrait et lire mon journal.

Je ne sais plus d’où lui est venue cette idée de paraître, comme si une photographie pouvait l’immortaliser. C’est un sentiment bien commun de vouloir durer, mais le faire de cette manière, en n’ayant rien d’autre à montrer que soi, s’apparente clairement à une idée enfantine.

Notre relation avait pourtant bien commencé, lui peignait et moi je lisais. Il m’arrivait bien sûr de jeter un œil au-dessus du journal pour lui dire tout le bien que je pensais de ses compositions. Je le laissais aussi s’abandonner au léger vide qui est la marque de certains artistes et d’écrivains plus nombreux.

Je comblais tout cela par mon amicale présence, comme une vigie monte la garde aux avant-postes du fort.

Nous n’avons pas connu de passion, nous n’avons pas succombé à la folie du monde, aux plaisirs des groupes et des foules, aux dîners en ville, aux soupers mondains. Nous sommes restés unis mais juste à côté. Une vie d’artiste, ni plus ni moins.

Ni lui, ni moi n’avons jamais été des adeptes de la renommée. Il s’agissait plus simplement pour nous deux de faire notre travail, de passer d’agréables moments, de partager ce qui se peut, et pour le reste d’assumer la parcelle de talent qu’il avait reçue en héritage.

Cela fait maintenant des années qu’il est parti.

Au moment de saisir l’instant, le photographe lui avait dit avec une pointe d’emphase : « Vous verrez, avec cette photo, vous accéderez à l’éternité ! »

Je me suis longtemps demandé s’il ne parlait pas de moi.

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Les trois grâces
Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

On leur avait demandé de se rhabiller et de mettre aussi un foulard sur leurs cheveux. Ce n'est pas que le siècle était prude, mais il avait ses manières. N'est pas statue qui veut, et ce que l'on peut montrer dans un cas ne s'expose pas sur une plage. La nudité est la fille subtile de la beauté, on l'accepte sur les sculptures à la seule condition que le modèle ne s'exhibe pas.

Ce n'est donc pas, à proprement parler, la nudité qui est en cause, mais l'opinion. Une statue, même finement réussie, n'a pas d'opinion à partager, le flux de nos pensées la laisse indifférente. Nous le savons bien : aucune de nos réflexions n'a jamais réussi à briser le silence des choses. Ce silence, en retour, est notre liberté. On peut simplement regarder, sans être embarrassé par des jugements.

La honte, l'envie, la pudeur, le désir, la moquerie sont autant de petits habits qui n'adhèrent pas sur la nudité des grâces. Et le voile bien réel que certains veulent parfois mettre sur leurs épaules sonne comme une absurdité : comment cacher un corps qui n'existe pas ? Comment cacher des opinions sous un suaire ? Comment évacuer des pensées sous un morceau de tissu ?

On leur demanda de se rhabiller pour prendre la photographie. « Mais ce n'est qu'une photo, dirent-elles en chœur ! Ce n'est pas nous ! Ce qui vaut pour la pierre ne vaut-il pas aussi pour du papier ? »

L'erreur est humaine, bien sûr, mais elle prenait ici des allures charmantes.

Les censeurs s'en donnèrent à cœur joie. « Mais ne voyez-vous pas que sur ce papier l'opinion s'imprime ? Que même fixées sur le négatif vous continuez à être là ? Qu'il s'agira alors d'une nudité réelle et non seulement représentée ? Que le jugement vous emportera ? Que ce que vous montrez est une véritable monstration ? Que l'opinion du siècle s'insurge contre un tel abandon ? Ne voyez-vous pas tout cela ? »

Il y a fort à parier qu'elles furent comme emportées par ce flot de questions.

L'une d'elles eut finalement cette parole : « Pensez-vous qu'à un siècle de distance, quand nous ne serons plus là, le monde sera plus indulgent ? Il n'y aura alors rien derrière l'image puisque nous serons parties. Se pourrait-il alors que l'on rejoigne les Trois Grâces ? Que l'opinion s'estompe, qu'elle nous fasse un peu statue, qu'on nous retire de l'emprise. Que l'on puisse enfin subsister ? »

J'en doute. Mais on peut rêver.

Chroniques
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La revanche des chats
René Bottlang Camille Thouvenot Pascale Berthelot Stéphan Oliva

La guerre avait été brutale. Les humains partis, les chats avaient pris la suite.

La question des objets se posa rapidement. Que faire avec ces choses inadaptées, et surtout, comment comprendre leur usage ? La plupart du temps, ce qu’avaient laissé les humains ne servait à rien.

Des millions d’instruments, de monuments, d’outils, de vêtements, de colifichets, des légions infinies d’objets grotesques ou mystérieux, des productions en pagaille, des voitures, des téléphones, des ordinateurs, tout ce fatras n’avait aucune utilité.

Les chats n’étaient pas philosophes et leur vie reposait sur quatre piliers : la chasse, le repos, les caresses et les jeux. Tout ce qui ne rentrait pas dans ces cases, on pouvait juste passer à côté.

Et puisqu’aucune fonction n’est attachée aux choses, ces nouveaux venus choisirent de réinventer le monde. On conçoit le gâchis.

Les livres faisaient de délicieux exercices pour affûter les griffes, page après page ils déchiraient les signes en savourant l’instant, les voitures étaient autant de caches pour des cabanes de chasse et les banquettes arrière de merveilleux lieux de repos, les lits restaient des lits, les ordinateurs ne servaient à rien, les routes, des zones dangereuses et trop exposées.

Il y eut bien un jour où un mistigri jugea que la balançoire à trois pieds était mal conçue. C’est en jetant un œil sur la lunette qu’il eut sa révélation astronomique.

La lune lui envoya sa mine réjouie et lui, ne sachant que faire, s’écria : « Eh les gars, il y a quelqu’un au loin ! »

On lui répondit par un miaulement sans intérêt : « Laisse ces choses hors de portée, et viens t’amuser ! »

L’évolution eut son hoquet. On venait juste de perdre quelques millions d’années.

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Évolution génétique
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

La recherche à l’époque avait fait d’immenses progrès. On s’était particulièrement intéressé à l’évolution des ânes. La multiplicité de leurs pattes, leur désolante absence de mains, tout cela avait poussé de brillants chercheurs à s’intéresser à leur cas.

La génétique était balbutiante, mais on savait sélectionner les rosiers, faire des lignées de chiens, travailler à l’évolution rapide des vaches laitières et des bœufs à viande, et Mendel avait déjà trouvé les lois de ses petits pois. On plaçait donc de grands espoirs dans les ânes, des bêtes dociles et destinées à le rester.

Les travaux débutèrent dans une atmosphère de liesse, les ânes modifiés allaient pouvoir mieux aider l’humain. Des journaux publièrent triomphant des articles sur « l’âne à bras : le futur du travailleur » !

Les premiers temps, on sélectionna, on croisa, on fit des lignées. On mélangea avec beaucoup d’à-propos les equus hemionus avec des hydruntinus, voire des africanus. Les pattes se raccourcirent, mais il n’y avait toujours pas de bras.

On poursuivit les variations avec des mules choisies pour leurs longues pattes arrière, on diminua les oreilles, on les rendit robustes et endurantes. On chercha à les dresser, à les placer en position debout, à leur faire comprendre toute la grâce qu’il y avait à reposer sur deux pieds.

Rien n’y fit. Ces bêtes de somme étaient incapables de s’extraire, d’imaginer le futur radieux qu’on leur préparait.

L’atmosphère devenait morose. Des ligues de défense des animaux s’organisèrent, elles jugeaient – je cite – que « la recherche de l’âne à bras avait quelque chose d’inhumain ».

Au moment de la crue, le débat était presque tranché. Les ânes oubliés, le progrès englouti sous les eaux, il fallut bien se rendre à l’évidence. L’âne ne serait pas l’avenir de l’homme.

Certains d’ailleurs avaient déjà fait leur choix.

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L'incendie
René Bottlang Camille Thouvenot Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Le feu avait pris au ciel. Les pompiers japonais étaient en première ligne.

L’embrasement des hauteurs avait surpris tout le monde, on s’interrogeait encore sur l’origine de la première étincelle. Contre toute attente, elle s’était propagée de nuages en nuages, passant sans effort des stratus aux cumulus, gagnant en force et en flammes.

La mobilisation fut désordonnée. Des particuliers commencèrent par goûter le spectacle, des enfants s’émerveillèrent des couleurs rouges et orangées du ciel, certains y lancèrent leurs ballons qui retombaient calcinés. Les visages se tendirent, passant peu à peu de l’étonnement à l’inquiétude, rôdant sans trop y croire aux premiers bords de l’effroi.

Heureusement, les pompiers japonais se savaient préparés. Ils s’exerçaient depuis des lustres aux ascensions sur des tiges de bambou, en se souciant comme d’une guigne des quolibets de leurs collègues chinois. Partir à l’assaut du ciel faisait partie de leur formation, leur mot d’ordre « toujours plus haut » résonnait à présent comme un étrange présage.

Leurs premiers seaux d’eau retombèrent en vapeur, transformant le champ de bataille en un gigantesque sauna. Ils redoublèrent d’efforts avec des lances à incendie. Ils inondèrent le ciel avec le fol espoir de le remplir.

Rien n’y fit.

Et à la nuit tombée, des éclairs titanesques transperçaient les flammes dans des explosions de lumière et de chaleur qui ne faiblissaient pas.

La solution vint du petit matin.

L’accroissement des vapeurs fit naître de la rosée, en très grande quantité.

En se déposant en fines particules, elle embrassait les nuages dans une étreinte mouillée. Touchés sans doute par cette marque de tendresse, ils firent baisser leurs températures. Bientôt émus, au bord des larmes, les plus jeunes des nuages commencèrent à pleuvoir. Ils entraînèrent les plus âgés, et les cumulonimbus les accompagnèrent en entamant de gigantesques sanglots.

L’incendie s’éteignit dans ce déluge de larmes.

On ne sut jamais ce qui avait produit la première étincelle. Certains se mirent même à douter qu’il y ait eu embrasement. « Le feu ne peut consumer le ciel », jugeaient-ils péremptoires.

Les pompiers japonais eurent un sourire discret. Ils reprirent leurs exercices avec plus de ferveur.

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La mort qui ne passe pasre
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Il est remarquable qu’on ne l’ait pas remarquée. Elle s’aventurait d’ordinaire fort peu sur les pelouses. Sans se tenir cachée, elle se voulait discrète, peu désireuse d’afficher sa présence. On la tenait en pensée et souvent à distance, un mélange de certitude et de danger.

Sans rechercher l’incarnation, elle goûtait parfois les plaisirs de l’invite et succombait au bonheur de se fondre. C’est alors qu’elle apparaissait. Oh, rien de grandiose dans ses apparitions ! Elle détestait les mises en scène et tous les petits effets.

Soucieuse de ne pas trop montrer, elle s’habillait sobrement. Le soleil, comme toute lumière, la mettait mal à l’aise ; elle s’affublait d’une petite ombrelle qui, selon elle, lui donnait un air coquet.

Comment croire que sous cette ombre un feu la consumait? La violence de sa posture tenait dans son immobilité. Elle n’avait pas besoin de bouger puisqu’on venait à elle. On glissait sur ses pentes, on trépignait en tentant de remonter. On se savait perdu, mais la rage et l’obstination transformaient les mains. Tantôt suppliantes, tantôt acharnées, tantôt agrippantes, tantôt résignées, elles composaient l’instant de mille et mille redites. Elle, ne bougeait pas, insensible à tout, sauf à son travail, elle se faisait réceptacle des fins d’humanité.

Des messieurs trop pressés n’y firent pas attention, ils passaient comme on passe, dans l’insouciance du temps. Ils auraient leur quart d’heure, elle n’aurait qu’à attendre.

Un peu perdue sur la pelouse, un peu désorientée de se savoir en vue, on peut croire qu’elle eut un moment de fragilité. C’est bien mal la connaître.

Son apparition charmante est le signe avant-coureur de tous les effrois. Et si elle ne passe pas, c’est qu’elle n’a rien à attendre. Sans désir, elle n’est qu’une intention : ravir ce qui se peut, laisser le reste aux pierres.

Sa fin est inscrite en prière sur tous les monuments.

Elle n’en a cure. Elle ne lit pas.

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Le don
Pascale Berthelot Denis Badault

J’étais très jeune quand on a pris cette photo. Je manquais d’assurance et j’étais très empêtré dans mes contradictions d’enfant. C’est quand je le rencontrais que j’eus l’idée du don. Un don intéressé bien sûr, qui me ferait vivre dans le regard des passants.

Je crois bien qu’il m’a tout de suite remarqué, il semblait moins sauvage que les autres. Peu enclin à fuir les petites nouveautés. Tout doucement nous nous sommes rapprochés, attentifs tous les deux au désir de l’autre, attentifs aussi à sceller notre union par l’échange des présents.

Celui qui donne oblige celui qui reçoit, de cette asymétrie naît aussi l’obligation de rendre. Il nous fallait trouver un compromis.

Je ne dis pas que je n’ai pas hésité au moment d’accepter, notre jeunesse commune emporta ma décision. Très délicatement je me mis en position, je craignais qu’une attitude trop volontaire ne fasse fuir l’audacieux.

Accroupis tous les deux, nous nous regardâmes de face, mes yeux rivés dans ses yeux nous étions proches du pacte. Je lui donnais ce qu’il attendait et je reçus en retour son présent.

Son animalité sembla disparaître dans l’échange. On ne donne, dit-on, qu’à ses semblables et c’est bien à cet instant ce que nous étions.

Un pur moment de grâce qui fit frémir ma queue.

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Brueghel, le faussaire !
Pascale Berthelot Denis Badault

Comment peut-on encore douter ?

Il ne suffit pas seulement de comparer, il faut aussi regarder. Et surtout ne pas s'en laisser conter par un anachronisme de comptoir. Je l'affirme haut et fort : Brueghel a copié. Ce qu'il a peint en 1608 est largement inspiré de cette photographe du bois de Boulogne.

Les détails ne trompent pas. Et si le doute est toujours possible, les atmosphères, elles, ne connaissent pas le mensonge. Il suffit de rentrer dans la scène pour en être convaincu. Voir le plan d'ensemble, se laisser gagner par l'ambiance, comparer çà et là les impressions, apprécier les perspectives, croître en empathie, et par-dessus tout, éviter de prendre de la hauteur.

La raison en peinture est une affreuse conseillère, elle corrompt plus qu'elle n'apprend.

Il y a bien sûr une autre possibilité, mais elle est tellement monstrueuse que l'on peine à l'imaginer.

Nos paysages d'hiver sont uniques, nos impressions ne concernent que nous, nos intimités ne se partagent pas. Chacun de nos pas, chacun de nos gestes, chacune de nos pensées sont marqués du sceau de notre singularité. Ceci est un fait et ne se discute pas.

Imaginez seulement un monde où tout ne serait que reprise. Où le temps, loin d'effacer, se déploierait en trajectoires circulaires. Où l'espace ne serait pas distance mais répétition.

Un monde affreux où la douleur ici serait la douleur là-bas, dans toute sa complexité.

Un monde monstrueux où nos sensations les plus intimes auraient déjà été vécues, avec la même intensité, par des inconnus, par des étrangers, par des êtres qui ne nous sont rien.

Savoir que la richesse de nos désirs, de nos aspirations, que la beauté qui parfois nous remplit, puissent se retrouver, à l'identique, chez d'autres lointains est comme une flétrissure. La peste noire de notre unicité.

Si donc Brueghel n'a pas copié, il ouvre la porte de ce monde-là.

Alors oui, je le redis avec force : Brueghel est un faussaire. Et il est heureux pour nous qu'il soit enfin démasqué !

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Source https://www.fine-arts-museum.­be/fr/la-collection/pieter-­i-bruegel-paysage-dhiver-avec­-patineurs-et-trappe-aux-oiseaux
Mon père, ce héros
Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Comme la très grande majorité des fils, j’ai adoré mon père. Mais ce qu’il réalisa en 1910 le place pour moi au firmament.

Au cours d’une discussion mémorable qu’il eut avec mon oncle – son frère –, un homme intègre mais incroyablement obtus, ce dernier l’enjoignit fermement, je cite, « de changer d’air ». Piqué au vif, mon père s’enferma plusieurs jours dans son atelier et ressortit triomphant avec la machine ci-dessus.

Je précise tout de suite que cette invention ne sert à rien, que son but n’est pas là. Il s’agit, suivant les termes précis de mon père, d’une « machine à brasser du vent ».

On commence sans doute à voir poindre son génie. Trop de savants, de philosophes, de techniciens se sont attachés à découvrir des choses utiles à l’humanité. L’inutilité, elle, s’est retrouvée sur le côté, dans une situation d’abandon si manifeste que personne, jusqu’alors, n’avait jugé bon de s’en préoccuper.

La force de mon père fut de réhabiliter ce pan essentiel de nos actions.

Il est en effet notoire que la plupart d’entre nous passons un temps non négligeable à occuper l’espace, à nous agiter sans but, à parler sans idées, juste pour le plaisir ou l’habitude d’avancer des mots. Bref, à nous complaire dans une forme d’insignifiance qui utilise largement notre temps.

La machine à brasser du vent permet tout cela mais, grâce au progrès de la technique, sans débauche d’énergie.

Elle est efficace dans les champs et dans les assemblées, elle peut s’inviter au bureau et même à la maison. Elle fait d’elle-même ce que nous faisons avec nos moulinets de bras, nos arguments circulaires, nos discours tourniquets, et nos passions communes pour les idées à large spectre.

Mon père se consacra uniquement à sa nouvelle découverte. Il arpenta les prairies avec sa machine, fit le bonheur des enfants et l’incrédulité des autres.

Mais jamais on ne le prit en défaut : l’inutilité est un sport de combat, on ne l’improvise pas.

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La joute
René Bottlang Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Contrairement aux apparences mes arrière-grands-parents ne s’aimaient pas.

Ils étaient toujours à se chamailler pour des broutilles, à couper les cheveux en quatre pour éviter de se comprendre, et surtout à imaginer des tours pendables pour faire chuter l’autre.

Ils avaient cette passion commune pour les blagues assassines ce qui, peut-être, les rapprochait. Nous étions les témoins de leurs artifices qui, toujours, devaient se faire discrets. Leur complicité dans ce secteur était de l’ordre de l’intime et ils tenaient par-dessus tout à ne pas exposer leurs joutes aux yeux du monde. La forte règle de l’époque était « ronds de jambes et crocs-en-jambe », elle subsiste encore un peu aujourd’hui.

Il eut l’idée de la première attaque en lui offrant un gigantesque bouquet de fleurs. Malgré une forte douleur au bras gauche, bien connue de son mari, elle reçut ce présent grec avec un sourire figé. Lui, tout à sa victoire, expose sa mine réjouie. Et c’est vrai qu’il avait de quoi se réjouir, rien ne permet aux passants de déceler le coup. Il était donc magistral dans sa portée et dans sa dissimulation.

Sans doute trop confiant, il ne semble pas avoir remarqué la fine réplique de mon aïeule. Prévoyante et attentive, elle avait déjà mis en place le coup d’après. Elle savait que son mari souffrait de puissantes douleurs lombaires, en un mot qu’il ne pouvait se baisser sans peine.

Le mouchoir qu’elle a fait judicieusement tomber, juste à ses pieds, n’est pas qu’une invitation. C’est un ordre puissant de la bienséance : le mari se doit de ramasser au risque de passer pour un goujat. Elle souffre donc en silence, son bouquet au bras, en savourant l’instant où il remarquera.

Tous les deux sont contents. L’un pour l’instant présent, l’autre pour la minute d’après. Deux sourires décalés dans le temps.

Mais c’était pourtant la première fois qu’ils se réjouissaient ensemble.

Chacun, il est vrai, aux dépens de l’autre.

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Rencontre
René Bottlang Pascale Berthelot

Avant leur première rencontre, John et Marlowe ne se connaissaient pas, ils n’avaient même jamais entendu parler l’un de l’autre. Ils vivaient, pour ainsi dire, dans une parfaite méconnaissance mutuelle.

On imagine aisément leur surprise quand ils se croisèrent.

Ce n’est pas qu’ils ne se reconnurent pas – ce qui aurait touché à l’évidence –, mais qu’ils surent partager la même ignorance – ce qu’ils ne pouvaient juger fortuit.

Pour l’observateur, ce lien ténu qui les unissait – leur ignorance partagée de l’existence de l’autre – pouvait bien être insignifiant, il leur sembla au contraire qu’il y avait là un mystère qui les poussa à s’aborder.

« C’est incroyable, dit Marlowe, nous ne nous connaissons pas ! » « Incroyable en vérité ! », renchérit John qui ne voulait pas paraître en reste. Leur conversation débuta donc sur un mode badin, chacun d’entre eux cherchant à confirmer son intuition de départ.

Au bout de quelques échanges, ils s’appréciaient déjà et purent passer à leur comparaison. Le port du dossier – à gauche –, celui du chapeau, de la cravate, du costume, du sourire, la même absence de ventre, et cette sorte de décontraction naturelle qu’ils avaient reçue en partage, tout cela confinait à l’extraordinaire.

Après cette revue de détail, ils conclurent ensemble que l’un pouvait sans conteste être l’autre et réciproquement. Et c’est au même instant qu’ils eurent la même idée.

« Nous pourrions échanger ? » dit l’un, « absolument », dit l’autre. Ils ne pouvaient déjà presque plus se départager dans leurs répliques. Ils firent donc de concert ce qui n’apparaît que très peu sur la photo : l’un devint l’autre et l’autre l’un. Un beau geste d’échange qui scella d’un coup leur amitié.

J’ai revu Marlowe il y a quelque temps, et quand je lui demandai comment se portait John, il eut un sourire amusé : « Comme vous voyez ! »

Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment goûté sa petite plaisanterie.

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La chasse
Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot

La chasse avait été bonne, on avait pris un sphinx.

La bête était âgée et pleine de ressources, mais nos chiens avaient réussi à la débusquer. Comme à son habitude, l’animal monstrueux s’était terré dans les sables. Une technique ancestrale pour échapper aux regards. Il gardait sur son corps les stigmates de son enfouissement.

John, à mes côtés, avait patiemment remonté la piste. Sensible à la moindre trace, c’est lui qui le premier avait repéré les signes.

Les sphinx vivent longtemps mais surtout ils sont joueurs : aux pâtés de sable éphémères de leur enfance, succèdent les pyramides de pierres de leur adolescence. C’est une marque qui se voit de loin et surtout qui ne trompe pas.

Le reste est une question de flair et de détermination. La chasse au sphinx n’est pas une partie de plaisir, beaucoup s’y essayent avec la désinvolture des amateurs. La littérature est pleine de ces mauvais chasseurs qui n’ont jamais su répondre à une seule question.

Car le sphinx est habile, il sème dans sa poursuite de difficiles problèmes. Chaque trou doit être interprété, chaque grotte doit être explorée, on s’enfonce peu à peu dans des dédales d’interrogations. J’ai connu des chasseurs qui, après des semaines de traque, perdaient espoir et sombraient dans des examens de conscience, incapables de se ressaisir et de savoir ce qu’ils faisaient là.

John et moi sommes restés fermes face aux multiples ruses de la bête. Notre hallali fut glorieux et pas une seule fois nous ne doutâmes d’avoir réussi l’exploit.

J’ai revu John il y a quelques années. Nous nous étions perdus de vue après cette formidable quête. Il paraissait fatigué et peu enclin à parler. Quand je lui demandai s’il allait bien, il eut cette réponse un peu confuse : « Tu sais, le sphinx, je crois qu’il continue à m’interroger. »

Pauvre John ! Incapable de s’abstraire pour goûter le parfum enivrant de cette ultime chasse.

Nous avions tué le dernier sphinx, certes, mais tant de mystères restent à débusquer !

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Retour des Indes
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Sa femme le jugeait « absolument navrant », mais mon cousin était resté ferme. Chaque jour, il rentrait chez lui à dos de chameau.

Il avait ramené la bête d’un voyage aux Indes et s’en était entiché. Il trouvait « très chic et parfaitement adapté » ce moyen de transport.

Bien sûr, au début, il y eut des quolibets, des blagues un peu puériles sur l’homme et sa monture. Il résista et, de fil en aiguille, ce qui ne paraissait au départ qu’un défi aux bonnes mœurs finit par remonter les pentes de la séduction.

On le saluait dans la rue et lui répondait par un petit signe du chapeau. Son chameau impassible ne s’en laissait pas conter. Il s’était pris d’affection pour l’homme mais conservait sa distance envers les étrangers. Avec mon cousin c’était très différent.

Ils avaient de temps en temps des signes de tendresse et même des moments d’intimité où ils semblaient se parler en secret. Les deux étaient fiers mais ils s’attendrirent mutuellement par leurs promenades quotidiennes, par des frottements de poils, et aussi, parfois, par de longues remontées de langue râpeuse.

L’homme et la bête s’effaçaient dans ce rapprochement, comme si la connivence faisait disparaître les frontières. Il n’y eut pas de transformation mais un long glissement de l’un vers l’autre.

Le chameau prit les attitudes de son maître. Il n’était pas rare qu’il s’inclinât légèrement devant les demoiselles ou qu’il passât, hautain, devant les commerçants. Mon cousin, lui, s’exprimait parfois en montrant ses dents. En des occasions plus rares, on l’entendit blatérer très distinctement à l’adresse des passants.

L’homme et sa monture semblaient à l’unisson, et on ne savait plus très bien comment les séparer. Les Aztèques en leur temps ne distinguaient pas non plus celui qui montait l’autre.

Des années plus tard, tous les deux disparus, je rencontrai son épouse. Elle eut un sourire navré à l’évocation de leur couple : « Je ne dirais pas qu’il m’a trompée, mais je ne peux m’empêcher de croire que j’étais bien la seconde dans ses pensées. »

Cet aveu en demi-teinte me rappela un détail que j’avais oublié. Le chameau n’avait jamais été nommé. À ma question de l’époque, mon cousin avait répliqué sèchement : «On ne nomme pas les proximités. »

Je m’interroge encore sur le sens caché de cette affirmation.

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Don Quichotte, peut-être ?
Pascale Berthelot Denis Badault

Il ne s'agit pas d'affirmer, il faut aussi prouver. Je regrette déjà cette formule qui n'apporte rien, et qui, peut-être, obscurcit mon problème.

L'image est différente, mais quand même. Je ne crois pas aux coïncidences, aux hasards un peu bêtes qui nous font douter. Mais quand même ! Il y a bien là une parenté !

Comment ne pas voir une filiation, un désir de l'histoire de nous jouer des tours, une volonté cachée de refaire l'aventure ?

Je précise tout de suite la correspondance : dans les deux cas, c'est moi. Et je ne l'ai pas cherché.

Je ne crois pas du tout à la facilité de Borges : je ne suis pas Pierre Menard et il n'est pas Cervantès.

Sur cette plage j'ai joué, sur l'autre image aussi. Mais à trente ans de distance. Le rapprochement est pour le moins troublant.

Je n'évoquerai pas la mémoire de mon père, nos sorties à la mer, nos balades merveilleuses où je me sentais si fier d'être son enfant. Je n'évoquerai pas non plus le tournage du film qui me fit faire Sancho Panza, aux côtés d'un acteur mémorable dont j'ai perdu le nom.

Mon problème est plus simple : y a-t-il un autre nom à la prédestination ? Pouvons-nous croire à un rapprochement qui soit uniquement le fait de deux photographies ? Dit autrement, suis-je ou non la réincarnation d'un demi héros d'un roman exemplaire ?

Dois-je, moi aussi, me trouver un maître, adopter ses lubies, atténuer ses tourments, être en quelque sorte sa raison, son Jiminy Cricket ?

Ces questions paraissent personnelles, elles ne le sont pas. Il suffit de se plonger dans les images pour nous trouver des doubles. Qui ne s'est jamais vu en portrait ? Qui n'a jamais rencontré son frère, sa sœur, dans le passage d'un inconnu ? Qui n'a jamais eu l'impression étrange du déjà-vu ? Qui, enfin, n'a jamais eu l'impression d'une reprise ?

J'ai le soupçon des redites, d'aventures exemplaires qui ne sont que des répétitions. J'ai souvent le cauchemar ou le rêve d'un monde saturé de Sancho Panza , inondé de Don Quichotte. Un monde où mon père et moi-même sur cette plage, il y a trente ans, nous entamions la même scène comme on poursuit une série.

J'ai peur en me regardant de n'être plus tout à fait moi-même.

Chroniques
Chroniques
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Source http://annaorlova.blog.­lemonde.fr/category/emile-zola/
Le distrait
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Stéphan Oliva

C’est à la fin du repas que Jacques eut l’envie d’une promenade. Rassasié au-delà de ses espérances, tout à son souvenir du plaisir de la table, il s’habilla avec sa nonchalance habituelle. Il faut dire que Jacques était incroyablement distrait.

Il enfila une chemise de nuit, mit sur sa tête le petit chapeau de sa femme, et, pour une raison obscure, il décrocha le rideau du salon pour le mettre sur ses épaules. La froideur de l’hiver avait peut-être suscité en lui un désir de cape.

C’est tout à ses pensées qu’il descendit la rue, parfaitement insensible aux regards des passants, aux sourires en coin et aux langues pendantes. Lui n’était que dans le contentement. Et ce qui avait commencé comme une promenade digestive menaçait à chaque instant de se transformer en un gigantesque éclat de rire.

Jacques, ridicule en majesté, ne voyait rien, ne sentait rien, et semblait uniquement préoccupé par le rideau qui glissait et qu’il cherchait à retenir sur ses avant-bras. C’est là, juste à ce moment, que le destin intervint. Soucieux sans doute de respecter l’équité entre le distrait et la moquerie des hommes.

Un coup de vent prit le rideau en main et le fit léviter dans le dos de Jacques. L’impression était étrange, un flottement majestueux, visible uniquement par ceux qui avaient la raillerie en bouche.

Touchés par ce signe manifeste, et probablement honteux de leurs pensées, les habitants du bourg se signèrent. Il ne fait pas bon se moquer de ce qui nous échappe. Certains, moins nombreux, entamèrent des génuflexions en signe d’apaisement.

Jacques, lui, ne voyait toujours rien. Encore embêté par son rideau, il tentait à présent de le rattraper d’une main, en se demandant s’il ne s’était pas trompé.

La prochaine fois, c’est sûr, il prendrait la nappe de la cuisine qui ferait selon lui un châle tout à fait convenable.

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Un délicat problème
Pascale Berthelot Denis Badault

Marlowe m’a envoyé hier ces deux photographies, avec, comme à son habitude, ce commentaire sibyllin : « J’espère que tu verras le problème. » Marlowe est comme ça, il ne s’embarrasse pas de phrases et va à l’essentiel. Il me fallait répondre à ce défi, je recopie ci-dessous la lettre que je viens de lui adresser.

Cher Marlowe,

On peut, je crois, procéder ainsi : il s’agit, soit d’une apparition, soit d’une disparition. J’ai bien regardé les photos, tout est à la même place hormis les deux individus : les plissements du matelas, le déroulé de la chaîne, les cadres sur le mur et je passe sur d’autres détails. La luminosité est aussi comparable, le tirage des négatifs explique sans doute la légère variation d’atmosphère.

Pour autant – nous le savons bien tous les deux –, rien dans ce monde ne se crée et rien dans ce monde ne disparaît. Il est donc impossible que le problème soit celui-là. Remarque à présent que ces deux cas n’apparaissent que si nous rajoutons aux deux photographies une temporalité qui les lie. C’est uniquement armée de cette succession – qui, je le répète, n’apparaît pas sur le papier – que la question survient.

Revenons donc sur nos suppositions. Nous supposons : un, qu’il s’agit de la même chambre – et il n’y a pas lieu d’en douter –, deux, que l’une des photos marque un avant et l’autre un après. C’est donc cette deuxième hypothèse qu’il nous faut abandonner.

Je pourrais m’arrêter là et conclure que le problème est celui d’un temps absent puisque sa seule présence conduit à deux absurdités : une apparition ou une disparition.

Mais je te sais plus fin, et cette conclusion sonne, elle aussi, comme une absurdité. On n’élimine pas le temps comme ça.

Ta question du problème reste donc pleine et entière.

J’ai, malgré tout, une autre possibilité qui conserve toutes les variables, sans faire disparaître le temps. Je te la livre sans plus tarder. Ces deux photographies ouvrent sur deux mondes bien parallèles où, d’un côté, les prisonniers sont là et où, dans l’autre, ils n’ont jamais été là.

Cette affirmation paraît audacieuse, mais à bien y regarder elle ne l’est pas. Ni mon monde, ni le tien, ne seraient changés si ces deux prisonniers n’existaient pas. Et la même conclusion vaut s’ils étaient bien là. Je peux (tu peux) rajouter ou supprimer à loisir certaines existences sans que, ni toi ni moi, n’en soyons affectés.

Imagine par exemple une foule que tu croises et où il manquerait quelques individus. Pourrais-tu faire la différence ? Imagine un peuple lointain que tu connais par tes lectures ou par ouï-dire, ton monde ou le mien ne serait en rien affecté s’ils étaient plus ou moins nombreux.

Notre monde est donc une vaste approximation. Il reste indéfini dans nos pensées et il comprend d’infinies possibilités en termes d’apparitions et de disparitions.

Tu existes pour moi, Cher Marlowe, dans la plupart de ces mondes. Mais ce qui est vrai pour moi n’est pas vrai pour d’autres qui ne te connaissent pas.

Le problème que tu évoques est donc pour moi celui-là : quels sont les mondes où nous existons pour les autres et ceux où nous n’y sommes pas ?

Je me permets, pour conclure, une ultime question : quel dieu incertain a réussi à prendre ces deux photographies ?

Bien cordialement

John

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État d'urgence
Pascale Berthelot Denis Badault

Dans un discours fameux, le ministre de l’Instruction publique avait décrété l’état d’urgence. Je rappelle brièvement les termes de son intervention.

« Notre pays est en guerre, une guerre insidieuse dont les ravages ne seront visibles que dans une dizaine d’années. L’inculture est à nos portes, Messieurs, et, ne nous y trompons pas, elle propage avec elle des légions d’ignorants qui seront demain autant de cibles faciles pour tous les populistes.

Je déclare en ce lieu l’état d’urgence. J’ordonne que l’on fasse barrage à ce fléau, que les moyens de l’État soient mobilisés pour que chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte qui le souhaite, puissent entamer sa lecture.

La maréchaussée sera réquisitionnée dans ce combat. Elle aura à sa charge de protéger tout lecteur de l’incurie passante. Partout, des hommes en armes recevront l’ordre de se déployer, d’accompagner le liseur – petit ou grand –, de participer à sa sérénité en repoussant, par la force si besoin, ceux ou celles qui le menaceraient.

Il est grand temps, Messieurs, que la culture de nos concitoyens ne soit plus laissée à l’abandon, que l’État se manifeste pour créer, grâce à tous, les Hugo de demain. »

Il fut très applaudi.

Dans les jours qui suivirent, je reçus l’ordre de partir en chasse de lecteurs solitaires. Je finis par découvrir ce poulbot, plongé dans une bande dessinée. Au début un peu incertain – des bulles et des dessins correspondaient-ils à l’ouvrage ? –, j’entamais ma faction.

J’éprouve aujourd’hui une certaine fierté à avoir participé à ce mouvement. Je ne sais si mon gamin deviendra un auteur, mais il aura pu lire en paix, le temps d’une après-midi.

On croit souvent que la lecture est un acte solitaire. C’est sans doute assez vrai, à condition qu’on ne soit pas dérangé.

La police, il y a peu, était là pour ça.

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Discussion
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

On a perdu, et c’est dommage, le véritable sens des discussions d’antan. Ces moments hauts en couleurs où les reparties – assassines ou amicales – fusaient de part et d’autre. Ces instants d’opposition frontale qui avaient tout de la joute, et pas seulement oratoire.

Je voudrais réhabiliter aujourd’hui une technique ancestrale où nos aïeux se sont particulièrement distingués : le tête-à-tête.

Contrairement à ce que l’on croit de nos jours, le tête-à-tête n’est pas simplement une histoire à deux. Des témoins sont nécessaires pour faire de ce moment autre chose qu’un simple plaisir de couple. Ils doivent impérativement se tenir à l’écart et éviter les coups. Un tête-à-tête qui dégénère est comme un soufflé qui n’est pas monté, la hantise de la cuisinière.

Un bon tête-à-tête ne s’improvise pas. Il ne s’agit pas d’un combat mais d’une série de tentatives pour amener l’autre à la raison, pour lui faire entrevoir ce qu’on a vraiment dans le crâne. Le contact des têtes est accessoire mais il participe à l’effort.

La poussée intellectuelle doit venir du dedans. Trop s’essayent maladroitement à remporter la victoire simplement assis ou en retrait, prompts à l’esquive ou à la fuite. Les arguments peuvent bien être affutés, si le discutant n’est pas prêt à aller au front, il n’a qu’à aller se coucher.

Je le redis fortement, un bon tête-à-tête laisse l’adversaire sur le carreau.

On a voulu voir dans le tête-à-tête d’antan – je cite – « une tentative un peu vulgaire pour faire plier l’opposant ». C’est simplement honteux !

Il y a de la poésie dans ces instants où les pensées se mêlent, où la saillie devient percutante, où les thèses s’opposent frontalement, presque sans danger.

Bien des conflits pourraient être résolus par ces champions de la réflexion qui s’affrontaient, il y a peu, sous des formes jugées aujourd’hui désuètes.

Notre pays y gagnerait certainement un empire sur les têtes ou, à défaut, un petit territoire de liberté dans les consciences.

Nous avons, comme d’autres, des hommes politiques, des philosophes, des orateurs et des commerçants, que nous pourrions reformer aux techniques du siècle.

Rien n’est encore perdu ! Il suffit seulement d’aller de l’avant !

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Un grand enfant
Camille Thouvenot Pascale Berthelot

Je sais bien que je vais décevoir. Et que tous les admirateurs du grand homme m’en tiendront rigueur. Mais je dois à la vérité de dire ce qu’à l’époque tout le monde savait : Clemenceau suçait son pouce quand il s’ennuyait.

Il ne s’agit pas pour moi de faire tomber le piédestal le « Tigre » restera toujours l’homme immense de nos souvenirs–, mais peut-être de le rendre plus humain.

On sait que le temps altère, qu’il gomme chez quelques-uns les imperfections de l’être pour ne conserver que l’image historique, le portrait magnifié. Le Georges s’efface sous le Clemenceau. Il nous faut donc réhabiliter, refaire en marche arrière le trajet des mémoires, retrouver l’individu derrière la statue et, exceptionnellement, faire revivre l’enfant.

Car comment ne pas voir dans la succion du pouce un remède intérieur ? Comment ne pas sentir aussi les angoisses du bambin ? Mais ce n’est pourtant pas cette direction que je veux explorer, l’exégèse est sans issue quand elle touche à l’intime.

Non, ce que je veux rappeler c’est qu’on s’ennuyait ferme aux séances. Rien d’autre à faire qu’écouter, concentrer toute son attention pendant des heures aux discours des autres, entendre parfois des exposés lénifiants, et tout cela assis sur de mauvaises chaises. Il y a de quoi chercher l’évasion !

Georges suce son pouce comme d’autres lisent leur journal, font leur correspondance ou s’envolent en pensées vers le repas du soir. Il y a dans ces lieux fermés, dans ces prisons du pouvoir, une volonté d’ailleurs, un désir d’échappement. Et puisqu’on ne peut faire le mur, la plupart s’inventent des histoires.

Chez Clemenceau, c’est très différent. Le geste est assumé, il a cette qualité limpide des enfants qui disent la vérité. Nul désir de tromperie dans ce pouce en bouche. Tout à sa succion, il peut voguer vers d’autres mondes en continuant d’écouter.

D’ailleurs ne l’a-t-il pas dit le grand homme : « Quand on est jeune, c’est pour la vie. »

Quelle belle leçon pour nos contemporains !

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Une photo gâchée
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Je ne comprends pas comment on en est arrivé là !

Je n’ai absolument rien contre Clemenceau, Fallières ou Lépine, ils sont très naturels et font bien leur époque. Mais Mollard, l’ambassadeur Mollard, quelle folle idée d’utiliser son portable !

Je me mets à la place du spectateur, et c’est absolument ahurissant, comment peut-il croire un instant à la véracité de la scène ?

Je l’avais dit à Mollard au moment de la prise : « Surtout rien d’apprêté, comportez-vous comme dans la vie courante. » Il a dû prendre mon indication au pied de la lettre, mais de là à gâcher un cliché historique !

J’entends déjà les contempteurs, les dénigreurs de tout bord qui vont se rassembler : « Ah oui, un portable et pourquoi pas une tablette ? La photographie sentait déjà la mise en scène, elle distille à présent une lourde odeur d’anachronisme ! »

Et ils n’auront pas tort tous ces adeptes du complot, ceux qui voient dans l’Histoire des contes pour enfants, ceux qui doutent de tout, et qui pensent que le monde débute à leur naissance.

Bien sûr, on a refait la prise, mais c’était déjà trop tard, les journaux de l’époque s’étaient déjà emparés de l’image, ils titrèrent en chœur : « Un portable en 1907, quelle absurdité ! Merci M. Mollard ! »

Des intellectuels prompts à se mobiliser dénoncèrent – je cite – « la manipulation des images et le côté pernicieux qui nous fait croire à tout ce que l’on voit. » Comment ne pas leur donner en partie raison ?

J’ai demandé à Mollard pourquoi il avait répondu, il a eu cette réponse sincère mais parfaitement inadaptée : « Quand ça sonne, je décroche, je ne peux pas m’en empêcher. »

Que voulez-vous que l’on fasse avec ça ?

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Le passage du peintre
Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

J’aime beaucoup Van Gogh, mais je ne comprends pas ce qu’il a fait à notre maison.

On lui avait laissé les clefs, ma femme et moi, avec ce conseil en forme de supplique : « Surtout, ne peignez pas ! »

Visiblement, il n’a pas su résister.

Vincent est un être charmant, mais il transforme tout ce qu’il voit. Une maison bien droite est une offense à son regard, un ciel étoilé et bien agencé devient sur sa toile une explosion de volutes lumineuses où tout est chamboulé. Il a la manie des couleurs et des bouleversements hasardeux.

Je ne dis pas que je n’aime pas, mais surtout chez les autres.

Naturellement, on me dira que tout est dans le regard et dans la représentation, qu’il ne touche en rien à la réalité des choses mais à l’idée que nous nous en faisons. Fort bien, mais qu’est-ce qu’on fait avec ma maison ? À chaque fois qu’on la regarde elle apparaît comme ça.

Ma femme et moi avions des goûts plutôt grecs, des rectangles et des carrés suffisaient à notre bonheur. Nous avions patiemment calculé les proportions de notre demeure et j’avais même inclus un peu du nombre d’or sur la façade de l’entrée.

Tout cela a disparu sous le regard du peintre. Nos amis nous l’ont dit avec un brin de malice : « Votre maison, elle a maintenant tout d’une toile. Vous devriez l’exposer. »

Van Gogh est un ami, je ne le conteste pas, mais qu’il montre ses talents en dehors de chez moi, qu’il transforme ses paysages, qu’il habille ses églises. Et surtout qu’il tende l’oreille aux requêtes de ses amis et qu’il arrête de peindre ce qui n’est pas à lui !

En partant, voulant sans doute se racheter, il a dit à ma femme : « Il est très beau votre jardin, j’ai bien envie de le croquer. ».

Mon épouse, pourtant d’ordinaire très calme, eut un geste d’effroi : « N’y pensez même pas ! »

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Le sport d'antan
Pascale Berthelot Denis Badault

Ce genre de compétition a totalement disparu, on peut vraiment se demander pourquoi.

Le but, comme on le voit, n’est pas de soulever des masses de plus en plus pesantes, mais au contraire de faire le tout à l’envers, et de diminuer peu à peu les poids.

Le vainqueur est celui qui réussit à soulever l’haltère la plus légère.

On saisit tout de suite l’ingéniosité de la formule. Le chétif, le malingre, le faible des articulations a toutes les chances de réussir son coup. Il est bien inutile de faire le beau, comme mon cousin germain dans l’image ci-dessus.

Cette réhabilitation des obscurs est bien la marque de l’époque. Ce sport, en large partie disparu, permet à tous de participer, suivant l’adage de mon confrère Coubertin. Il ne s’agit plus – on le comprend – de cette forme de sélection naturelle, en vogue chez nos voisins d’outre-manche, mais d’une compétition bien française, qui place l’égalité au cœur de la cité.

On n’a jamais su faire mieux.

Mais qui se souvient aujourd’hui de ces champions d’antan, de ce Jean-Marie Leptis (champion de France, 1907), de ce Jacques Lejeune (champion du Cher et de l’Indre, 1908), et surtout de ce Armand Vaincu (champion de France, 1909, 1910 et 1911, excusez du peu !) qui enchantèrent notre enfance ?

L’époque est à la performance, au dépassement de soi, et à toutes ces fredaines qui entrent dans les maisons.

Mais qui se rappelle les autres ? Ceux qui ne hantent pas nos mémoires et qui sont pourtant comme des phares illuminant le ciel de leur parfaite normalité ?

J’ai l’espoir que l’on puisse un jour retrouver ces compétitions d’antan, que nos champions faiblards puissent faire le tour des stades, que des conquérants chétifs enflamment le cœur des foules, que l’on réhabilite enfin les fortes vertus de l’absence d’exploit !

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Une admirable continuité
Mario Stantchev Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Il y a des attitudes qui ne trompent pas et qui, d’une certaine manière, forcent le respect par leur continuité.

Je veux évidemment parler de la posture du dos.

Certains innocents croient encore qu’on évite en ne regardant pas, c’est très insuffisant. On peut bien sûr s’intéresser à ses pieds, ou lever les yeux très loin sur l’horizon, mais rien ne remplace la posture du dos.

La technique est avérée : d’un quart sur le côté, il s’agit de prendre appui sur un pied puis d’entamer une légère giration qui fait sortir l’importun de son champ de vision. Bien réussie, la parade est efficace et respecte la forte règle que l’on enseigne aux enfants : « Ne jamais dire non en face. »

Car l’erreur la plus commune est bien sûr celle-là : plonger son regard dans le regard de l’autre.

Ce faisant, il apparaît.

Et ce qui n’était qu’un mendiant, qu’un colporteur, qu’un intrus, devient d’un coup un peu plus humain. Il change brutalement de statut et le non que l’on avait aux lèvres est bien plus difficile à prononcer.

Persée, en son temps, l’avait bien remarqué en refusant de croiser le regard de Méduse.

Le danger des yeux est manifeste, et la seule parade c’est de montrer le dos. Cette attitude bien naturelle se transmet de génération en génération, elle n’a pas cette qualité un peu fade qui la lie à une époque. Elle se déploie de tous temps et nous unit à nos ancêtres.

Atemporelle, anhistorique, la posture du dos constitue l’un de ces rocs profonds qui font notre structure. Je dirais presque, notre humanité.

Il ne s’agit cette fois, ni de donner, ni de recevoir, mais surtout de ne pas être embêté.

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Un point de vue chinois
Pascale Berthelot Denis Badault

Cette photo de propagande a été prise par un collègue chinois. Il espérait montrer à ses concitoyens une contre-vérité en vogue de l’autre côté de la terre : les Européens marchent bien sur la tête !

Je voudrais prendre quelques instants pour exposer toute la fausseté de l’argument.

Du point de vue de la physique expérimentale d’abord. Il n’existe pas ce que l’on pourrait appeler une gravité européenne aux côtés d’une gravité chinoise. Toutes les gravités se valent : les poids que l’on a sur la tête ou sur le cœur pèsent de la même intensité que l’on soit à Shanghai ou à Honfleur.

Dit autrement, le grave n’a pas de nationalité.

D’un point de vue sociolinguistique ensuite. On conçoit mal qu’un peuple, une nation, un continent, puisse vaquer à ses occupations avec les mains au sol. Et quel sens donner à ces multiples expressions que nous utilisons ? Comment attendre quelqu’un de pied ferme sans les mains ? Comment mettre sur pied un projet, si on les a en l’air ? Comment, encore, couper les pieds à des rumeurs s’ils sont constamment en hauteur ?

Nos pieds, Messieurs les Chinois, sont bien sur terre et ils tendent à le rester.

D’un point de vue philosophique, enfin. Je ne souhaite aucunement en venir aux mains mais écoutez l’argument. Si nos têtes étaient au ras du sol, comment comprendre l’élévation de nos pensées, la propagation de nos idées, la sagesse de nos idéaux et notre excellente connaissance du ciel ?

Tout cela n’aurait pas de sens et nous en avons un.

Reste la photographie. Je n’en dirai que deux mots. Trois est d’abord un chiffre très petit pour une telle généralisation.

Le second argument est peu visible aux yeux de nos amis lointains. Mais pour des Européens convaincus comme nous le sommes, il est très facile de reconnaître la supercherie. Il s’agit évidemment d’Anglais. Une nation étrange dont nous savons fort peu de choses.

Ce qui explique largement la méprise européenne de mon collègue chinois.

NB1 : Un confrère d’outre-manche m’a adressé un rectificatif cinglant après la parution de ce billet : “For God’s sake, don’t you see they are Germans!” 

NB2 : À la suite de mon rectificatif, j’ai reçu ce message d’un collègue d’outre-Rhin : « Ach du lieber Gott, tu ne vois pas qu’ils ont des têtes d’Espagnols ! »

NB3 : Le message qui m’est parvenu de Madrid est assez explicite : « Hola compadre, de que estas hablando ? Ce sont des Italiens ! »

NB4 : Je viens juste de recevoir un câble de Turin que j’hésite à ouvrir…

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Une histoire d'enfants
René Bottlang Pascale Berthelot

Leur naissance avait été tenue secrète. La tour Eiffel avait donné naissance à des octuplés.

Tout jeunes, leur structure encore peu aguerrie, on les avait placés en terrain d’accueil, assez proche de Paris. À deux mois, ils présentaient déjà de belles envolées qui témoignaient de la vigueur de leur ascendance.

Leur maman, attentive, les observait de loin. Les jeunes tour Eiflon – le terme, importé des girafes, n’était pas très joli – se développaient rapidement et se projetaient déjà dans des futurs radieux.

« Moi, j’irai à Londres », disait l’un. « Moi, à Berlin », répondait l’autre. Ils s’imaginaient en capitale, poursuivant la carrière de leur mère. À cet âge, le rêve a la saveur des réalités, il n’est pas encore lesté des petites difficultés de la vie qui pèsent sur son accomplissement. Ils s’en donnaient donc à cœur joie et multipliaient les possibilités.

« Nous pourrions aussi rester proche de maman et entourer la capitale. Nous pourrions rayonner à Paris ! » dit un troisième.

Le premier né, un peu grognon, fit grincer ses poutrelles pour marquer sa désapprobation : « Arrêtez de vous projeter ! Notre fonction n’est que figurative et symbolique, et encore, par filiation, il nous faut trouver autre chose pour exister que de simplement nous poser. »

Le jeune rabat-joie fit naître un silence un peu gêné. Heureusement, il ne dura qu’un court instant.

« Moi, ma fonction c’est le ciel ! », « moi, la mienne, c’est d’abriter les pigeons ! », « moi, c’est d’être pris en photo ! », « moi, c’est d’observer ! »

Cela fusait de toute part.

La tour Eiffel au loin écoutait sans rien dire. Elle savait bien la valeur des rêves d’enfant.

Elle fut néanmoins attentive à la déclaration de son petit huitième qui jusque-là était resté silencieux : « Moi, j’irai voir papa ! »

Ce qui la plongea dans un abîme de réflexions, que la pudeur de l’époque nous oblige à ne pas dévoiler.

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Souvenirs
René Bottlang Pascale Berthelot Denis Badault

J’aime bien cette photo de ma classe de maternelle. Nous étions tous si jeunes et si pleins de promesses.

Notre maître, M. Pic, trône au centre. C’était un homme doux mais intransigeant. Nous le faisions enrager par notre côté rebelle. Cette année-là, je m’en souviens, on avait tous décidé de se laisser pousser la barbe ou la moustache pour bien marquer d’un pied de nez nos sentiments sur l’école.

C’était enfantin, mais nous étions ravis.

Nous revoir ainsi, les uns déjà sérieux, les autres toujours amusés, fait remonter en moi des flots de souvenirs.

Jacques, évidemment, le trublion de la bande qui était venu un jour en bermuda avec des chaussettes montantes juste pour le plaisir de faire le différent. John, le décidé, qui avait choisi de ne plus jamais se raser et dont la barbe, à cette photo de fin d’année, avait pris des proportions inquiétantes. Marlowe aussi, le réfléchi du groupe, qui est aujourd’hui le grand penseur que l’on connaît et qui, à l’époque, passait son temps à collectionner des insectes qu’il entreposait dans son bureau d’écolier.

C’était le temps des farces et des attrapes, des jeux de ballons, des osselets et des interminables parties de billes.

Je me demande aujourd’hui ce qu’ils sont devenus. En dehors de Jacques, de John et de Marlowe, je ne les ai plus revus. Certains ont fait de belles carrières dans l’administration, d’autres occupent des postes de responsabilités au sein de grandes entreprises, mais je ne peux m’empêcher de croire qu’ils ont un peu perdu de cette fraîcheur enfantine qui transparaît sur la photo.

C’est une affirmation banale, j’en conviens, et partagée par tous ceux qui conservent leurs souvenirs du cours élémentaire.

J’ai pourtant la faiblesse de croire que dans mon cas, c’est un peu différent.

Allez savoir pourquoi !

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La leçon
Mario Stantchev Pascale Berthelot

Il n’y a pas d’erreur sur la photographie. On l’appelait Martin et il était présent à tous nos cours de médecine.

Le professeur Broca commençait toujours sa leçon par cet avertissement : « Vous finirez comme ça, alors habituez-vous dès à présent à votre enveloppe future ! » C’était assez méchant, mais il avait bien sûr raison.

À cent ans de distance, c’est encore plus vrai. Tous, depuis longtemps, ont fini en Martin, et la même photo prise aujourd’hui ne permettrait pas de déceler la moindre différence. C’est la rançon du temps et la force tranquille de la formule de Broca. On ne peut pas s’y soustraire, mais rien n’empêche d’essayer.

On raconte que Martin était un ancien professeur d’anatomie. Vers la fin de sa vie, il avait légué son corps à la science pour, disait-il, « servir encore un peu ». Il avait été exaucé et trônait à présent dans le petit amphithéâtre comme un message glaçant.

Les cours du soir, surtout en première année, étaient les plus redoutés. Dans la lividité des débuts de l’électricité, on s’attendait à chaque instant à ce que Martin commence la leçon. Qu’il s’empare d’un livre et qu’il entame d’une voix forcément grinçante les premiers chapitres du cours de dissection.

Les carabins avaient un jour déplacé Martin juste devant le bureau, à la place de Broca. Affublé d’un chapeau, le pauvre Martin mimait le professeur. Broca goûta la plaisanterie à sa petite valeur. Il vint s’asseoir sur un banc aux côtés des étudiants et d’une voix puissante déclara : « Nous vous écoutons. »

Dans le silence un peu gêné de la pièce, l’on entendit d’un coup les murmures du vent. Au-dessus du squelette, des pensées s’agitaient.

Comme le disait Marlowe, citant un grand penseur : « De l’ancienne culture il ne restera qu’un tas de décombres, et pour finir un tas de cendres, mais il y aura des esprits qui flotteront sur ces cendres. »

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La réinvention du téléphone
Camille Thouvenot Pascale Berthelot

Les succès de Bell avaient suscité des rancœurs et peut-être certaines jalousies. Ce n’était pas le cas de Marlowe qui souhaitait, selon ses termes, « révolutionner l’usage du téléphone ». Il était parti du constat assez banal que les animaux disposaient de sens bien plus développés que les nôtres et qu’ils pouvaient ainsi échanger à distance.

Il avait imaginé l’appareil ci-dessus, un mélange bizarre de techniques et de chihuahua.

C’est en composant le premier numéro qu’il eut sa première surprise : on lui répondit par un grognement distant, puis on raccrocha. Ce bref succès l’enthousiasma, il sentait déjà les odeurs puissantes de la victoire.

Il composa un deuxième numéro, cette fois-ci longue distance, et attendit plein d’espoirs. La tonalité mit un certain temps à s’établir, mais au bout de quelques secondes il entendit très distinctement les tût-tût de la connexion lointaine.

On finit par décrocher.

Sa deuxième surprise fut un ouah-ouah interrogatif qu’il interpréta sans aucun doute possible comme provenant d’un saint-bernard. Ne sachant trop comment répondre et toujours sous le coup de son étonnement, il eut cette phrase qui ne restera pas dans les mémoires : « Y’a quelqu’un ? »

Il reçut en retour une série d’aboiements mécontents, peu difficiles à saisir dans l’ensemble, mais absolument indéchiffrables dans le détail. On finit par raccrocher.

Le pauvre Marlowe avait bien fait une avancée spectaculaire, mais à moitié. Son appareil étrange fonctionnait parfaitement, mais sans rien connaître du langage canin, on pouvait à juste titre dire qu’il ne servait à rien.

Un peu dépité, il écrivit le soir dans son journal : « 1 : j’ai révolutionné le monde de la communication, 2 : les chiens l’avaient fait avant moi, 3 : ils n’ont absolument aucun respect pour ma découverte. »

Puis, fatigué, il se servit un bourbon en émettant un vague grognement.

Il ne remarqua pas l’œil attentif du chihuahua qui agitait sa queue en signe de réponse.

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Un beau couple
Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Vers la fin de sa vie John était presque aveugle. Heureusement il avait Marie.

Ce n’est pas que les nouvelles de Millerand ou de Péchin l’intéressaient particulièrement, mais il n’appréciait pas de se savoir en dehors du monde, cette triste direction où sa cécité le poussait. Et il aimait surtout ces moments où Marie se rapprochait pour lui faire la lecture.

Bien calés l’un sur l’autre, goûtant les plaisirs de l’inclinaison, elle lui parlait d’amour en lisant des poncifs. Les slogans de Millerand prenaient une autre forme, comme si depuis toujours ils ne cherchaient qu’à éclore. Un pompeux « Français, votez pour moi ! » devenait dans la bouche de Marie une délicieuse invite à renouer des serments. John, aux anges, n’entendait que cette mélodie, il se nourrissait des intonations. Insensible au sens des mots, il n’écoutait que leur prosodie.

Marie, toute à son émotion, poursuivait sa lecture, soucieuse de donner, et de recevoir en retour, une légère pression du bras. Leur passion, très discrète, ne se voyait pas. Elle explosait pourtant comme une évidence, comme un fleuve puissant dont on ne sait les profondeurs. Tout s’étalait dans la retenue, dans l’absence de gestes, dans l’émotion de l’autre.

Il y eut bien un moment où elle s’arrêta.

« Nous rentrons ? » dit-elle, sans bien marquer l’interrogation. « Nous rentrons », répondit John pour le plaisir d’acquiescer.

Ils entamèrent doucement leur voyage de retour. Toujours bien appuyés, l’un soutenant l’autre. L’aveugle et la liseuse, ce beau couple suivait sa pente, légèrement descendante.

Ils n’auraient rien à affronter et partiraient ensemble.

Et quand la voix de Marie, un jour s’éteindra, il n’aura qu’à fermer les yeux pour pouvoir la rejoindre.

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L'ambassadeur
Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Il y avait chez l’ambassadeur un désir de foule, qu’il ne pouvait assouvir à son âge qu’avec les moineaux.

Alors il venait au jardin pour lancer ses harangues, peu soucieux de savoir si elles étaient comprises. Au reste, il ne souvenait pas avoir été autant suivi.

« Vous verrez mes petits amis, la géopolitique me donnera un jour raison. » Il est bien sûr possible que les volatiles aient été émus par le vieil homme, mais ils semblaient s’intéresser moins à lui qu’à sa main.

L’ambassadeur faisait ses discours, les oiseaux n’en récoltaient que les miettes. C’était bien suffisant, et pour l’un, et pour les autres.

Il avait cru toute sa vie à la diplomatie, ils avaient cru toute leur vie à la bonté de l’homme. Les deux s’étaient trompés, mais ils n’en avaient cure. Le monde, pour l’ambassadeur, s’était toujours divisé : il y avait ceux qui comptaient et ceux qui ne comptaient pas.

Pour les moineaux, c’était exactement la même chose.

Ils se retrouvaient donc sur ce terrain de jeu, échangeant leurs impressions, comparant les destinées des nations.

Bien sûr, d’un côté le discours paraissait construit, de l’autre, il n’était que frétillements et petits sauts d’esquive. Mais au fond, ils se rejoignaient sur l’essentiel : la solitude et la faim.

Peu importait que l’ambassadeur se fût trompé toute sa vie. Il était écouté, et les oiseaux en retour semblaient être aimés. Les deux avaient des raisons de plaire. Ils s’en donnaient à cœur joie.

Qui oserait critiquer ce qui fait un peu l’homme et beaucoup le moineau ?

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Accident
Pascale Berthelot

J’entends encore ma mère sortir de la cuisine en criant : « Mais qu’est-ce que vous avez fait les enfants ? »

C’était pourtant clair, on avait fait tomber le nain de jardin.

Je ne sais plus quand avait débuté la passion de Grand-Père pour ces sculptures un peu sylvestres qu’il disposait au fond du parc, à côté de la mare et même juste en face de l’entrée. Il trouvait peut-être ça amusant. Des collections de présences qu’il entretenait, et auxquelles même parfois il parlait.

Nous, on trouvait ça affreux et un peu inquiétant.

Sa passion s’était amplifiée avec l’âge, il avait progressivement augmenté les tailles à mesure qu’il diminuait. À l’époque de la photo, il n’en avait que pour ses nains. Chaque matin il les bichonnait, époussetait les pieds, retirait le lierre. Il nous faisait l’impression d’un prêtre un peu sénile, tout à sa dévotion. À nos invitations coutumières pour qu’il vienne jouer avec nous, il répondait imperturbablement par un « vous voyez comme ils sont magnifiques ! », et reprenait son petit travail de fidèle.

Quand un énorme camion avait un jour apporté Grincheux – le nom idiot qu’il lui avait donné –, il était excité comme un jeune chien. « Non ! Attention, pas ici, pas là, plus loin, doucement, voilà, c’est bon ! » Il s’assit finalement sur son banc pour contempler le nouveau venu. Nous étions à ses pieds, impressionnés malgré tout par la taille du nain de jardin.

La résolution nous est venue ce jour-là, il fallait sauver Grand-Père.

C’est Grincheux qui en fit les frais. Sa grandeur considérable était aussi son défaut. La gravité est généralement bonne fille mais elle ne supporte pas l’idée d’être défiée. Nous n’eûmes presque pas à pousser.

Je ne me souviens pas de la réaction de Grand-Père. Mon frère aîné me raconta plus tard qu’il s’était d’abord effondré.

Il poursuivit en disant que le vieil homme s’était finalement retourné vers nous avec cette parole : « Ce n’est pas grave les enfants, maintenant nous allons jouer ! »

Je suis presque sûr qu’il a inventé la fin, mais je m’en tiens à cette version. Elle a un délicieux parfum de vérité, comme tous les contes pour enfants.

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L'origine
Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

La question des origines est l’une des plus déroutantes qui soit. À part les naissances, les anniversaires, les mariages, les batailles et les décès – et encore pas toujours –, on a du mal à dater précisément quoi que ce soit. Il faut sans doute croire que chez les hommes, rien ne naît bien distinctement et rien ne meurt bien franchement.

C’est encore pire pour les expressions. Qui peut dater avec exactitude le moment où « l’on vit midi à sa porte » ? Où « l’on prit des vessies pour des lanternes » ? Ou, encore, où « l’on se crut sorti de la cuisse de Jupiter » ? Certains s’y sont essayés, naturellement, mais aucun jusqu’à présent n’a réussi à convaincre.

Les progrès de la photographie nous permettent aujourd’hui d’avancer d’un grand pas. Pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons remonter au moment exact d’une genèse, c’est-à-dire – je le précise –, assister comme si nous y étions à la naissance d’une expression.

Je livre immédiatement mes conclusions : « Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine » apparaît pour la première fois à New-York en 1920.

Cette découverte, je ne le cacherai pas, a suscité certaines critiques chez mes confrères. D’aucuns se sont émus qu’une expression bien française apparaisse comme ça dans un pays étranger. D’autres, plus fins, ont fait remarquer que l’expression n’existait pas en anglais. Ces deux arguments sont largement inexacts, je vais maintenant les réfuter.

L’anglais dispose en effet d’une expression parente et très en vogue à l’époque : « Like a bull in a china shop » (en français : « Comme un taureau dans un magasin chinois »).

La confusion est évidente. Contrairement aux peuples européens, d’anciennes cultures, qui voient des éléphants partout, et ceci depuis des temps immémoriaux, nos jeunes amis d’outre-Atlantique ne découvrirent l’éléphant que bien plus tardivement. Il était assez naturel qu’ils se méprennent et qu’ils associent le nouveau venu à une figure familière.

L’attitude placide des personnages – visiblement peu effrayés par le monstre – montre bien leur erreur : loin de voir (et pour la première fois !) une expression française en mouvement, ils crurent à un simple passage de taureau.

Nos amis américains assistèrent donc à une naissance qu’ils ne pouvaient pas goûter, n’ayant – pour la plupart – ni la connaissance de notre langue, ni – pour la majorité – celle de l’éléphant. C’est triste mais c’est comme ça.

Une seule conclusion s’impose : l’expression « comme un éléphant dans un magasin de porcelaine » est bien née à New-York en 1920, mais nous fûmes les seuls à pouvoir en profiter.

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Science ou pas ?
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Il y a peu, on s’interrogeait fortement sur les techniques ancestrales du pendule, du sourcier, du radiesthésiste et même du magnétisme. Avec une seule question en tête : ça marche ou ça ne marche pas ?

On avait donc invité les cinq plus grands spécialistes du domaine, en leur demandant de faire la démonstration de leurs éventuels talents. Cela donna peu après de belles empoignades dont je ne parlerai pas. Au moment de la photographie, ils en étaient encore aux présentations.

La plupart des cinq semblaient concentrés, à l’exception sans doute du deuxième à droite qui paraît s’interroger, et de son confrère sourcier qui a du mal à calmer l’excitation de sa baguette. La foule modeste des curieux est attentive, tous ont les yeux pleins des promesses du spectacle à venir.

Ce qui se passa juste après fut en tout point extraordinaire.

Un pendule commença à s’agiter, puis un deuxième, puis un troisième. Tous entamèrent un va-et-vient circulaire qui allait en s’amplifiant. L’homme à la baguette ne put maîtriser la torsion verticale du coudrier. Il semblait faire des efforts pour résister. Un coup de vent puissant fit frémir les branches des arbres. Les pendules continuaient de tourner. Un corbeau croassa au loin, rajoutant à la scène. Une des spectatrices menaça de défaillir, son œil vide reflétait l’effroi. L’herbe aux pieds des sourciers parut se redresser dans un lent mouvement qui mimait des poils. Le corbeau revint et se posa sur une branche. La baguette s’assagit, les pendules se calmèrent. On finit par souffler.

Les sourciers échangèrent des regards satisfaits, le corbeau lui-même eut un léger mouvement de queue.

Comment douter qu’il se passa quelque chose ? Comment ne pas croire que dans cette clairière un événement hors du commun avait eu lieu ? Pour la foule des curieux, c’était une évidence, le monde n’était pas clos, ils en avaient la preuve.

En retournant aux champs ou dans leurs maisonnettes, ils emportèrent avec eux cet espoir de mystère.

Les enfants partirent au bois à l’assaut des noisetiers, les hommes échangèrent quelques fortes paroles pour marquer le défi, les femmes virent leurs soupçons confirmés et parurent plus inquiètes.

Mais pour tous, le monde était devenu d’un coup un peu plus merveilleux.

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L'arrivée
Pascale Berthelot

Pour des raisons évidentes de sécurité, leur conversation fut tenue secrète pendant des années. Enregistrée à leur insu, elle révèle, je crois, l’énorme distance qui nous sépare d’eux. Il n’y a pourtant pas à douter que nous devrons, dans les prochaines décennies ou dans les prochains jours, nous préparer à leur inéluctable retour.

– Enregistrement du XXX/YY au lieu-dit le ZZZ – ne pas diffuser –

– Tu sens quelque chose, toi ?

– Pas grand-chose : des présences mais pas de consciences. Je me demande s’il n’y a pas un problème avec les combinaisons.

– Elles sont standard. Mais tu as raison, on ne voit rien sous ce truc. Ils auraient pu nous refiler de simples costumes de protection.

– Bon, on s’en fout. Note les coordonnées. On prend le quart #@^/# {}, cela fera très bien avec le jardin. On terraforme tout ça et, hop !, le tour est joué.

– Où tu mets la piscine de méthane ?

– Là-bas dans le coin, à côté de la fontaine à neutrons. Ça fera joli non ?

– Sympa quand même que les gars nous aient attribué cette planète. Tranquille, bourrée de gaz carbonique, avec une très légère odeur d’oxygène. C’est délicieux !

– Et surtout quel calme ! Quelle absence de tout ! Quelle exquise solitude ! Regarde les montagnes là-bas, on n’aura qu’à les aplanir pour le champ de plasma. Ça va être fantastique !

– Allez ! On y va. On revient dans une petite sezaine et on se met au boulot.

– Je t’aime ma chérie !

– Moi aussi mon petit vieux.

*

Depuis plus de cinquante ans, tous les gouvernements déversent dans l’espace et sur toutes les fréquences le même message : « Nous sommes là – stop – La terre est déjà occupée – stop – Merci de prendre contact avec les services de l’immigration – stop – D’autres planètes sont possibles à des prix abordables – stop. »

Reste que l’on s’interroge toujours sur la véritable longueur de leur « petite sezaine ».

Certains impatients pensent d’ailleurs que la plaisanterie a assez duré.

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Salutations
Pascale Berthelot Denis Badault

Il n’y a pas si longtemps dans nos campagnes, la rencontre d’un ami ou d’une connaissance donnait lieu à des jeux de mains qui n’étaient pas que des serrements. Chaque région avait ses propres signes, ses propres salutations.

On pouvait, dans certaines, échanger des pieds de nez sans courir le risque d’offusquer, faire un salut de tête avec la main sur le front, ébaucher encore un pas chassé en signe d’amitié, voire, plus simplement, tendre le pied en direction de la personne à saluer.

Ces modes diverses et régionales avaient du mal à s’exporter ; d’une région à une autre, le même signe révélait d’autres implications. Un bonjour, très correct mais parfaitement breton, devenait en Bas-Berry un « barre-toi ! » très peu civil.

Ces erreurs communes eurent pour conséquence une diminution de la variété des saluts. Partant, une standardisation des formules. Les bonjours locaux disparurent peu à peu. Il ne reste aujourd’hui que deux ou trois formes classiques, du serrement de main au léger mouvement de tête. Seul le nombre de bises, variable suivant les régions, témoigne – et encore légèrement – de cette profusion des saluts d’antan.

Tout cela explique la rareté de la photo ci-dessus. Il s’agit d’un exceptionnel « bonjour à deux mains » qui avait presque totalement disparu.

La séquence est assez complexe : chacun commence par présenter ses deux mains, paumes vers l’autre, puis on claque des mains, enfin on claque les mains de l’autre. La répétition de la séquence augmente avec le degré d’intimité. Pour des amis très proches, on peut monter à quatre voire à cinq répétitions.

On ignore encore aujourd’hui la région de naissance de ce bonjour très particulier.

Il n’en reste pas moins que la remise au goût du jour de ces savoirs régionaux donnerait, je crois, de la saveur à nos échanges. On pourrait imaginer à l’Assemblée que nos députés se saluent en respectant les règles anciennes de leurs circonscriptions. Ils auraient tout à y gagner.

Les pieds de nez, les tirages de langue, les doigts levés pourraient ainsi être réhabilités pour ce qu’ils furent : des marques anciennes de déférence et de civilité que l’on a trop longtemps oubliées.

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Mauvaise rencontre
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Il y a encore peu, les rues de Paris n’étaient pas sûres et c’était tout aussi vrai des places et des jardins. Un regard un peu trop appuyé, un œil un peu trop fier et la rencontre pouvait dégénérer.

« Classes laborieuses, classes dangereuses. » L’adage valait partout, et pas seulement dans les banlieues. Le haut-de-forme, la redingote, la canne n’étaient en rien des signes d’apaisement, des sanguins aussi se paraient de ces marques. À la moindre occasion, ils faisaient partir l’étincelle et s’enflammaient comme des pommes de pin.

On croyait reconnaître le violent sous un béret miteux, et voilà qu’il apparaissait en costume trois-pièces. Les regards se faisaient fuyants même dans les beaux quartiers. On avait beau s’apprêter, se raser de frais, porter élégamment des boutons de manchettes, toute la panoplie pouvait exploser dans la rencontre. « Le tigre ne proclame pas sa tigritude », disaient certains, pour calmer les esprits.

La confrontation dont il s’agit eut lieu au sortir d’une réunion.

Les deux fauves se croisèrent et ils montrèrent leurs yeux. Le poil déjà hérissé, la canne bien serrée en prévision du coup suivant. Il n’y eut pas de paroles, mais l’un et l’autre eurent un mouvement du dos, une tension qui remontait la moelle en excitant les muscles.

Le silence nourrissait leur colère. Ils s’agitaient à l’intérieur, comme un liquide gazeux qui voit sa pression augmenter. Une seule parole les aurait sans doute calmés. Mais les deux préféraient l’explosion.

On entendit d’un coup comme un rugissement et ils se ruèrent l’un sur l’autre.

Des gardes accoururent pour les séparer : « Messieurs, Messieurs, nous sommes à l’Élysée, un peu de tenue quand même ! »

De la tenue, cela faisait déjà longtemps qu’ils n’en avaient plus. Débarrassés de leur camouflage, ils goûtaient les plaisirs des coups et des empoignades. Hors du temps, insensibles au lieu, ils retrouvaient leur plaine.

Les courses folles et les bagarres, et les terribles tentations du combat.

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Discours intérieurs
Pascale Berthelot

Le chien : Je me demande bien à quoi il pense avec son fouet ! Il croit sans doute me faire peur ? S’il bouge, j’aboie ! Meilleur ami de l’homme, tu parles d’un titre de gloire, et maintenant cheval de trait. S’il monte derrière, je pars en courant. On verra bien s’il tient.

L’enfant : Gentil le chien, gentil. T’es très grand mais c’est moi l’enfant. Alors je fais ce que je veux. J’espère que tu me laisseras monter sans partir en courant.

Le chien : Mais c’est qu’il va le faire le bougre ! Il va monter sur le truc à l’arrière ! Bon sang de bon sang, il cherche la bagarre ?

L’enfant : Tout doux, tout doux. Heureusement que j’ai mon fouet. S’il bouge, je tape ! C’est vrai que c’est haut ce truc. C’est vraiment pas fait pour les enfants.

Le chien : Ça y est ! Le fou, il est monté. Tu vas voir la suite mon petit gars !

L’enfant : Ça y est j’y suis ! Comment ça démarre ? Et si j’essayais Taïaut!

Le chien : Taïaut ?! Mais c’est quoi ça ? Jamais entendu ce mot-là. Qu’est-ce qu’il veut ce gosse à la fin ?

L’enfant : Taïaut, ça ne marche pas. Je pourrais essayer hue dia ? Mais non, mais non, réfléchis ! C’est pour les chevaux. Qu’est-ce qu’on dit au chien déjà ? Allez !

Le chien : Allez !? Mais c’est bon ça, « Allez ! » C’est très bon, c’est sympa, ça a de l’entrain. Allez, c’est parti ! Pas trop vite pour le petit.

L’enfant : Super ! Ça marche ! Il est beau ce chien. C’est mon meilleur ami.

Le chien : Pas mal finalement, ce petit gars. C’est haut comme trois pommes mais ça sait déjà jouer. Attention derrière, on va accélérer…

L’enfant : Taïaut ! Taïaut ! Taïaut !

Le chien : ?!

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Actionnaires
Pascale Berthelot Denis Badault

L’assemblée générale des actionnaires s’était finalement bien passée, chacun avait reçu ses dividendes.

La scène est trompeuse, l’apparente tranquillité des regards fait peu de cas de l’âpreté des débats qui venaient de se dérouler dans une atmosphère tendue. La directrice financière avait présenté un bilan « juste à l’équilibre », avec un chiffre d’affaires en hausse certes, mais plombé par les dépenses des services de recherche et développement et par le cours baissier des actions de la compagnie.

Elle avait conclu son exposé sur un ton grave. « Et ce n’est pas de la rigolade ! » avait-elle cru bon d’ajouter.

On trouvait là la fine fleur de l’industrie, des capitaines au long cours, des banquiers retors, des administrateurs malins. Tous rompus à l’exercice annuel, se jouant des tableaux à double entrée, distillant pour les uns des petites phrases mordantes, tandis que d’autres préféraient le lourd silence de ceux à qui on ne la fait pas.

Ce n’étaient pas des tendres. Certains d’entre eux avaient fait fermer des usines, licencier des dizaines d’employés, découper en tranche de vastes secteurs de production pour pouvoir les revendre à la criée.

Inutile de chercher à les apitoyer avec leurs subordonnées. Ils pouvaient dans un geste de rage ou de dépit détruire d’un coup des rangées dociles de petits soldats. Pour une raison obscure, ces derniers leur restaient toujours fidèles. Par désir de survivre, pensaient certains, par absence de choix, disaient les plus nombreux.

Reste que cette manière très brutale de mettre au rencart des collections de voitures de courses, des multitudes de jeunes poupées aux chevelures toujours blondes, ou des foules d’animaux soumis à leurs caprices, tout cela faisait de l’assemblée des actionnaires un groupe puissant, craint et respecté.

Le président mit fin aux débats avec une voix de fausset : « Votons ! Et à main levée ! »

Le sort des lapins était scellé, on en sauva quelques-uns mais la plupart restèrent sur la table. Les peluches, cette année, furent les victimes expiatoires de choix qu’elles ne comprenaient pas.

« Heureusement, ce n’est pas tous les jours Noël ! » murmura un lapin désenchanté.

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Alice
Mario Stantchev Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Alice dans sa jeunesse avait eu ses aventures. Elle ne pouvait aujourd’hui résister à son désir de mémoire. On la rencontrait donc souvent dans son arbre, à proximité du trou qui avait marqué sa jeunesse.

Elle savait qu’elle n’emprunterait plus ce passage mais restait quand même dans l’attente d’un recommencement. Ce retour au lieu qui l’avait déjà perdue inquiétait sa mère et ses proches dont je faisais partie. « Cesse de vouloir revenir, lui disait-elle, la jeunesse perdue ne se retrouve pas. » Nous abondions dans son sens en cherchant à lui montrer tous les avantages du présent et tous les possibles de l’avenir. Mais elle résistait, s’enfermait dans son passé, persuadée que la proximité de l’arbre ferait revivre ses souvenirs.

« Vous verrez, ils reviendront et je repartirai. L’histoire n’est pas finie puisque j’en suis l’héroïne. » Alice, bien sûr, se trompait, mais son erreur avait la grandeur des souhaits inassouvis et des oppositions sincères.

Alice prit de l’âge et l’arbre l’accompagna. On la voyait de plus en plus à son chevet, un peu inquiète sans doute du retard de l’histoire, mais elle affichait toujours un regard confiant.

Son sourire s’embellit, il prit goût au conte et se mit à prospérer. Délicatement, il envahit son visage par petites touches radieuses, par désir de bien faire. Il se fit un peu lierre et remonta vers les yeux. Alice était toujours là mais toujours plus absente. Elle évoluait vers des tons diaphanes à la limite de la transparence. Sa disparition prit la forme d’une union avec l’arbre, mais le sourire résistait.

Un matin, on ne la retrouva plus. Mais on distinguait un flottement. À la place du visage il y avait comme un sourire de chat.

L’histoire, enfin, l’avait rattrapée. Le Cheshire se mit doucement à miauler…

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Domptage
Pascale Berthelot Denis Badault

Au bout d’un certain temps, le dompteur est accessoire. Il ne sert plus à rien. Et la bête refait, sans le risque du fouet.

Mais l’image est trompeuse, c’est quand le dompteur disparaît qu’il est le plus présent. Le cheval sait bien qu’il est à l’intérieur, qu’il a ingurgité son maître et que les deux ne font qu’un. Le cheval n’est pas plus gros, mais il est plus rempli. Et sans doute se demande-t-il si cette présence en lui est étrangère ou si elle marque l’aboutissement d’une fusion.

J’aime l’idée que nous mangeons nos maîtres, que nous les digérons. J’aime moins l’idée qu’une fois avalés, nous refaisons seulement ce qu’ils nous ont appris.

Mais l’image est trompeuse, et sans doute le cheval est-il davantage instruit. Sa seule idée est la disparition du maître, il applique pour cela une sorte de magie. Il sait qu’en renouvelant la posture, la disparition finalement opérera, comme le sorcier refait dix fois les rites. La répétition des mantras fonctionne comme une certitude qui peu à peu se construit : « Le coup d’après, c’est sûr, il s’en ira. » Ne voyez-vous pas son air réjoui quand il est enfin seul ?

J’aime bien l’idée de faire disparaître nos maîtres, que nous les pulvérisons. J’aime moins l’idée que pour ce faire, il faille s’adonner à la magie des répétitions.

Mais l’image est trompeuse, le maître n’en est pas un, il passait simplement par là. Ayant remarqué le cheval en posture, il s’est doucement approché, le fouet en position. Il n’est cause de rien, mais il apprécie l’idée de paraître à l’origine de l’effet. Le cheval ne s’en offusque pas, il a à peine remarqué l’intrus qui ne gêne en rien sa figure de style.

J’aime bien l’idée que nos maîtres n’en sont pas, et qu’ils ne font que récupérer des pensées qui ne les concernent pas. J’aime moins l’idée d’être dépossédé de mes actes, d’être transformé en simple effet d’une cause que d’autres ont inventée pour moi.

Mais c’est toute la différence avec le cheval : dans tous les cas, lui, il a très peu le choix.

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L'invention du « burkini » ?
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

Bien sûr, cela n’a rien à voir.

Et à bien y regarder, il y a d’abord la joie, le plaisir et l’eau. Il y a aussi cette amitié de copines en goguette, ces mains bien serrées et la fraîcheur du bain. On ne voit pas d’abord ces costumes très sages, mais les yeux allumés et les mines estivales. Et l’on se demande bien pourquoi il nous faudrait quitter ces horizons si proches pour rentrer dans l’analyse sérieuse des vêtements de bain.

En arrivant sur la plage, elles avaient déjà leur attirail, leur nécessaire à pudeur pour souscrire à l’air du temps. En se changeant dans la roulotte, l’une d’elles eut cette remarque : « Tu te rends compte, notre époque ? Nous pouvons nous baigner ! » Et elles se repassèrent en riant le souvenir de leurs mères qui ne quittaient pas le sable. Le pied mouillé marquait alors la limite de la désinvolture, pendant que plus loin les hommes montraient leurs torses et se faisaient un peu poissons.

Le costume de bain, on le voit, faisait la petite liberté des unes, et la forte critique des autres, comme un affront de l’époque aux bonnes mœurs d’antan.

Ah la belle histoire que celle de la baignade ! On y voit nos grand-mères si souriantes, dans un attirail qui marque un âge et qui ne nous effraie pas. Quelle étrange proximité. Comme si nos mémoires construisaient des continuités : la rivière de nos souvenirs ne devient pas étrangère quand on remonte son cours. C’est la même eau qui coule, nous sommes seulement un peu plus bas.

Ces filiations liquides nous sont familières, elles ne sont ni interrogées, ni vilipendées. C’est que la rivière a un sens, on imagine ce passé, on ne le revit pas.

Quel fantassin, la bataille terminée, accepterait de refaire le combat ? Quel soldat s’imaginerait sans crainte devoir recommencer le champ de bataille ? La reprise des assauts passés distille une sourde inquiétude, comme si le cours de nos rivières devait s’inverser.

Alors, bien sûr cela n’a rien à voir.

Nos grand-mères ont gagné, elles le savaient déjà. Le sourire des baigneuses a depuis longtemps marqué la fin de l’affrontement.

Même si certains jugent qu’un jour prochain, le monde entier se réveillera en costume de bain…

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Parques
Pascale Berthelot Denis Badault

N’est pas Parques qui veut, certes, mais de là à passer son éternité à couper des fils, on peut comprendre que la lassitude finit par les atteindre.

Nona, Decima et Morta décidèrent de concert de quitter les quenouilles et les rouets, d’abandonner les fils et les ciseaux et de se concentrer sur des stratégies globales.

Le monde était devenu trop grand, et les destinées individuelles avaient perdu leurs attraits d’antan : pourquoi trancher un fil quand un simple déplacement de fou sur l’échiquier permettait d’un coup de pulvériser les vastes mouvements du monde ?

Elles épousaient à présent les conflits planétaires, se penchaient sur les actions de masse, sur les hiérarchies culturelles, sur les châteaux forts des valeurs, sur les oppositions en bloc, sur les longues tragédies des batailles sociales. Elles voyaient grand mais l’échiquier leur suffisait.

En troquant le fil des destins pour ce plateau mondial, elles perdirent un peu l’humain mais elles embrassèrent l’air du temps.

Comment le leur reprocher ? Comment ne pas voir que les fils en pagaille s’étaient mis en pelotes impossibles à couper, que la croissance du nombre avait engendré un être informe où les fatalités individuelles ne représentaient plus rien ?

Chacun, bien sûr, restait persuadé de son avenir, de la singularité de son fil, de l’exception de sa vie. Les Parques, elles, avaient choisi, tout cela désormais n’aurait aucune importance.

Morta en poussant son fou eut un sourire discret. « Croyez-vous qu’ils s’en doutent ? »

Ni Decima ni Nona ne relevèrent l’invite. Toutes trois se savaient oubliées, sans en concevoir une quelconque amertume. Que les hommes ne croient plus aux Parques ne modifiait pas la partie, elle se poursuivait maintenant dans la saveur de l’ignorance.

Elles n’avaient jamais eu besoin de leur accord pour trancher des vies.

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Avant l'ordinateur
Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Ma tante aimait les chiffres et elle avait même développé une petite passion pour les nombres entiers. C’est donc assez naturellement qu’elle rejoignit l’équipe de l’Institut dont la tâche allait être cruciale dans les années à venir.

L’ordinateur n’était pas encore né, mais ces esprits audacieux avaient décidé de préparer sa naissance. « Ce n’est pas parce qu’une chose n’existe pas qu’il ne faut pas s’en préoccuper, c’est même tout le contraire, notre devoir est de montrer la voie ! » Ces fortes paroles du directeur avaient résonné fièrement aux oreilles de ma tante.

Elle avait donc intégré le vaste bureau des répartitions et des états des lieux. Il s’agissait, comme le nom le laisse entendre, de sélectionner, de trier, de répartir et de conserver. Les naïfs croient que les nombres s’offrent à nous, qu’il y a dans ce mariage un don désintéressé dont nous serions les uniques bénéficiaires, que 27 ou 321 n’ont pas de substance interne, bref que le dénombrement des grains de sable n’a rien à nous apprendre.

Cette erreur est commune, ils la combattaient.

Ma tante s’attaqua d’abord au rangement des multiples de 2, elle fit des piles et des tas dûment répertoriés dans le casier de la série 1, puis elle poursuivit confiante avec les multiples de 3 qu’elle plaça dans la série 2, et continua sur le même principe avec les multiples de 4 (série 3), puis de 5 (série 4) et ainsi de suite.

En terminant son travail, elle eut un petit hoquet, qu’elle finit par verbaliser, légèrement émue, à son chef de section : « Je crois bien que nous venons de dénombrer les infinis ! »

Passé la surprise de l’annonce et les remarques vaguement condescendantes, « ma chère petite, l’infini ne se dénombre pas », il fallut bien se rendre à l’évidence. On ouvrit les casiers des premières séries pour constater que ma tante avait bien fait son travail : les nombres s’étiraient, gracieusement rangés jusqu’au tréfonds des cellules. On recommença l’opération avec d’autres séries prises au hasard.

Dans chaque cas, les collections, toujours infinies, s’étaient pliées au désir de rangement tranquille de ma tante. Bien sûr, cela fourmillait au fond des tiroirs, certains grands nombres restaient rétifs à cette mise en boîte, on sentait la puissance, la volonté d’échappement, mais enfin cela tenait.

Ce fut finalement une bousculade d’accolades, de tapes sur l’épaule et de sourires émus. Ma tante trônait au milieu de cette affectation académique, contente d’avoir modestement réussi ce que le monde jugeait impossible.

Personne, à cet instant, ne sembla percevoir l’erreur de la méthode. Si chacun des tiroirs étaient bien fermés, nul n’avait songé à barrer la porte de la série. Chaque collection était certes bien enclose mais le nombre de tiroirs tendait vers l’infini. Cette grandeur, à présent incalculable, sentit le défaut et l’air de liberté qui filtrait du dehors.

Les tout premiers multiples de l’infini se glissèrent hors de la salle d’archives, le monde était grand certes, mais ils virent tout de suite qu’il était limité. Rassurés comme on peut l’être au bord d’un nouveau continent, ils prirent le parti de le coloniser. Les nombres inondèrent le monde.

Ma tante, toute à sa fierté, ne sut jamais qu’en les triant, elle leur avait aussi ouvert la porte. 

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Un défaut
Pascale Berthelot Denis Badault

On croit, et c’est bien normal, que l’apparence ne touche que les humains. On se désole du physique de certains, on se morfond devant son miroir face à ses boutons d’acné, on se gausse du gros nez d’un collègue, ou l’on reste interdit au passage d’un modèle de la maison Chanel.

Mieux encore, ces rencontres fortuites et parfaitement accidentelles ne le sont plus dès que l’on change de point de vue, dès que l’on se met à la place de celui qui, par sa différence, en est l’objet. De ce côté du miroir, la répétition est la règle. Une répétition, dont les coups renouvelés sont autant de petites sapes qui fragilisent les fondations.

Comment ne pas être pris par cette logique de la goutte d’eau ? Insignifiante au début quand elle tape à nos portes, douloureuse dans sa continuité et tendant inexorablement vers une forme de torture bien connue des Chinois.

« Regarde, maman, comme il est laid le Monsieur ! »

La laideur en elle-même n’est rien, c’est sa reprise qui est vilaine. 

La disparition progressive de l’ombrette africaine suivit le cours attendu de sa disgrâce physique. Sa tête disproportionnée en forme de marteau, son port – tout sauf altier – qui la rendait gauche, et une sorte d’imbécillité du regard qui la faisait croire totalement insensible à l’évidence de sa difformité, tout cela faisait de l’ombrette un animal sujet à moquerie, et partant, à extinction.

On tua donc l’ombrette avec une légèreté bien-pensante, comme pour souscrire à une action salubre. Un peu à la manière dont on coupe les orties ou que l’on écrase les moucherons, sans haine particulière, mais avec une constance presque écologique. 

L’ombrette dans un premier temps ne s’en remit pas.

Mais il faut croire que la nature fait bien les choses et surtout qu’elle invente des protections là où l’on ne voit que des faiblesses. L’intrigante laideur de l’ombrette était également sa force.

Certains affirmèrent que son physique disgracieux ne pouvait être fortuit, que de sombres desseins avaient poussé à sa création, que de l’inconnu se cachait dans sa forme, que les puissances avaient un but en fabriquant l’oiseau.

Ici ou là des accidents eurent lieu où l’on releva la présence de l’ombrette, certains chasseurs périrent après avoir piétiné ses œufs. On raconta qu’une fameuse bataille vit son cours inversé après le passage en vol bas de trois ombrettes très noires. Il n’en fallait pas plus pour que les vieux hochent doctement la tête, pour que les mères interdisent toute chasse à leurs enfants, et que des guerriers retors se signent au passage du volatile.

La scopus umbretta ne réalisa sans doute pas toute l’étendue de ce changement de perception, mais assurément elle en apprécia les conséquences. Elle reprit goût aux rencontres familiales, aux soirées dansantes, aux naissances et aux anniversaires. Bref, l’ombrette sortit fièrement des zones rouges de l’extinction pour se répandre dans les vertes plaines de l’opulence.

Certains vieux continuent à l’appeler « l’oiseau du diable ».

Je ne doute pas que ce dernier boive sans amertume ce petit verre d’ironie.

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Désir
René Bottlang Pascale Berthelot Denis Badault

Ce n’est pas que son œuvre était belle, c’est plutôt qu’elle excitait sa jalousie. Ce sentiment étrange avait débuté quand il avait sculpté les mains. Des mains puissantes et aimantes, fortes et protectrices, plus que des mains amoureuses, des mains dont l’étreinte était comme un profond serment.

Il sentit que l’œuvre serait sienne au-delà de ses attentes, que ces chairs de pierres s’incarneraient en lui, et qu’il n’y aurait – pour ainsi dire – aucune discontinuité entre cette matière et ses propres profondeurs.

Cette sorte de prolongement classique entre l’artiste et son ouvrage prit dans son cas la forme d’une fusion. Plus son travail avançait, plus il s’enfonçait. Emporté par la matière, il se fit enlacement, mélange de corps, désir et volupté. C’est une fois l’œuvre achevée qu’il vit bien le problème.

L’enfantement marquait sa rupture, on avait tranché les liens, le gigantesque réseau de ses affects gisait désarticulé au bord de sa conscience. Il se sentait seul et peureux.

La jalousie s’imposa quand il découvrit que sa chose, non contente de lui échapper, semblait à présent vivre sa propre passion. Il sentit que les mains se faisaient plus nerveuses, que le dos répondait par des tressaillements, que les fronts s’enfonçaient doucement l’un dans l’autre, qu’une sorte de vie avait pris possession des corps.

Cette existence hors de son existence était comme un affront. Lui, le père de toutes choses dans son atelier, ne pouvait se résoudre à cette concurrence. Ce n’était plus l’envie ni la concupiscence mais les fondements du monde que le couple cherchait à saper.

Il maudit ses pantins, il maudit leurs existences qui ne tenaient qu’à lui, il maudit leur désir de pierre. Et, tout à sa colère, il se saisit d’un grand marteau.

À l’instant de frapper, il y eut comme un silence, comme un arrêt du temps. Il crut deviner un frémissement de tension dans ces grands corps qui se préparaient au coup. Le marteau levé, prêt à s’abattre, il reçut comme un choc.

Une voix sombre et puissante fit exploser d’un coup le miroir de sa folie.

« PAS ENCORE ! »

C’est en relâchant sa masse qu’il se sentit perdu. 

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Petit joueur
René Bottlang Mario Stantchev Pascale Berthelot

Bien sûr, au jeu des fléchettes, mon cousin était très fort, mais de là à plastronner pour le plaisir de faire le beau, ce n’est pas du tout l’esprit de la famille.

Il avait commencé sa petite carrière dans des bars de Londres. À sa mère qui regrettait son peu d’ambition, il répondait imperturbable : « Tu verras, les fléchettes mènent à tout ! » Bien qu’étrangement formulée, cette déclaration n’était pas entièrement fausse.

La guerre lui fournit l’occasion de mettre à profit ses capacités a priori inutiles. « Puisqu’il faut les dégommer, faisons-le au moins avec style ! » C’est avec cet aphorisme en poche qu’il imagina ses fléchettes explosives. Il commença petitement mais pris par la grandeur de sa tâche, il s’orienta vers des formes plus massives et, apparemment, de moins en moins exploitables.

Un colonel qui suivait ses progrès, lui demanda un jour : « Mais comment voulez-vous qu’on marque des points avec ces dards ? ». « À deux mains mon colonel ! Je vais vous expliquer ». Et, pris par un enthousiasme enfantin, voilà que mon cousin se saisit d’une fléchette de vingt kilos qu’il plaça sur son épaule. « Je suis prêt. Désignez-moi la cible ! » Le colonel fit un geste vague en direction de sa voiture garée à trente mètres de là.

En touchant la voiture, il y eut comme un bruit sourd, comme un toc simple dont on attendait forcément le doublement, et les ouvertures qui classiquement s’ensuivent. Rien de tout cela.

La grosse fléchette enfichée dans la portière – un splendide bull’s eye pour les connaisseurs ! – explosa dans une magnifique gerbe de couleurs, transformant la voiture du colonel en une sorte de véhicule à roues, où celles de devant trônaient sur le toit et celles de derrières s’étaient blotties à côté du bloc moteur. L’impression visuelle était rehaussée par une panoplie de vert et de fuchsia que mon cousin avait astucieusement associée au mélange explosif.

Le tout était si nouveau et si décoratif, que le colonel un instant chagriné par la transformation de son cabriolet eut cette phrase somptueuse : « Avec vous, la guerre c’est de l’art ! »

Le procédé fut rapidement mis en production et c’est peu dire qu’il transforma les champs de bataille. Une tranchée terne balayée par la poussière et les tons gris des casemates devenaient, sous l’impact, de charmantes constructions multicolores dotées de multiples portes au plafond et de tunnels invariablement tournés vers le ciel.

Même nos ennemis y allaient de leur petit compliment, « Sehr schön ! Wunderbar ! So hübsch ! » Et ils copièrent promptement cette découverte nationale.

Le résultat inattendu est que le conflit s’éternisa, aucun des deux camps ne voulant céder à l’autre la victoire artistique du champ de bataille. On finit par décider d’enclore une zone de combat, où les derniers généraux envoyaient leurs troupes s’affronter à coup de fléchettes explosives et multicolores. 

Mon cousin était depuis longtemps retourné chez lui, auréolé d’une gloire nationale qu’il mit à profit en ouvrant un bar.

Il afficha la photo ci-dessus derrière le comptoir en murmurant benoîtement : « Je vous l’avais bien dit ! »

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Naissance
René Bottlang Pascale Berthelot Denis Badault

À peine tirée des eaux, grâce à l’épuisette, Aphrodite, encore jeune, s’était mise à crier.

« Et en plus ça mouille ! » pensait-elle en pleurant.

On l’avait sans doute extraite avant l’heure. Dans leur désir de bien faire, ses mères n’avaient pas su attendre. Pour Aphrodite, c’était assez perturbant, elle se rassurait tant bien que mal en se disant qu’elle restait quand même au centre du monde.

Son oncle, gentiment, fit blanchir l’écume pour l’apaiser.

« Bon, et maintenant ? » se dit-elle « Où sont mes prétendants ? Où sont mes peintres ? Où est mon Botticelli ? ». Le problème, on le voit, n’était pas sa beauté, déjà manifeste, mais le fait qu’elle se sentait légèrement ridicule avec ses pieds mouillés.

D’autres nuages aussi commençaient à grossir au bord de ses pensées.

« Ah ça ! » fit-elle en regardant ses jambes, « mais je ne suis qu’une enfant ! » Et pour le coup, elle n’avait pas tort. Pour ses mères, elle était magnifique, mais pour elle, c’était beaucoup trop tôt.

« Ce n’est pas ce que l’on avait dit ! » cria-t-elle à l’adresse de son père. Elle se souvenait parfaitement des paroles : « Tu naîtras de l’onde, tu seras la beauté, et hommes et femmes devant toi se prosterneront ».

Un très joli programme qu’elle avait accepté. Mais personne, au grand jamais, ne lui avait expliqué qu’il lui faudrait grandir.

Dans un mouvement d’humeur bien compréhensible, elle tapa du pied. « Et c’est quand ce futur ? » Mais elle savait déjà qu’on ne lui répondrait pas.

Elle contempla les années encore à parcourir, les réveils nocturnes, les pleurs, les biberons, les couches, les baisers, les caresses, les chutes, l’école. Elle vit le trajet et toutes les trajectoires. Elle sut, comme on peut savoir, qu’elle aurait à attendre le premier émoi.

C’est en sortant de l’eau qu’elle se fit cette promesse : « Un jour, je renaîtrai ! ».

Un peu rassurée sur son cas, elle partit tout d’un coup d’un rire cristallin.

Comme tous les enfants face à l’océan…

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Paris, ville ouverte
Pascale Berthelot Stéphan Oliva

Après plusieurs heures de recherche, on avait enfin trouvé un toit pour passer la nuit.

On ne se doute pas à quel point Paris est peu peuplée dès que l’on accède aux hauteurs. Ça grouille pas mal en bas, ça se bouscule, ça s’énerve, la tranquillité commence un peu plus haut, il suffit juste de grimper.

Évidemment le service d’étage laissait à désirer, comme la literie d’ailleurs, mais la taille des pièces compensait largement ces petits inconvénients. On respirait à l’aise, on pouvait s’étendre et discuter, passer d’une cheminée à une autre, explorer les gouttières et surtout contempler le coucher de ville à l’extinction progressive des lumières.

Le secret des toits est bien gardé, seulement connu de quelques habitués, des Parisiens de souche qui se passent le mot à l’arrivée des touristes. Ceux-là s’affolent à la nuit tombée, ils partent à la recherche d’hôtels, frappent aux portes, interpellent les passants « un hôtel ? Oui, bien sûr, prenez à droite puis à gauche, puis tournez encore et bifurquez au niveau de l’avenue, puis remontez le boulevard. C’est tout simple ! » On s’amuse comme on peut.

Pauvres touristes, qui ne savent pas s’échapper des pavés, qui déambulent dans la chaleur des artères sans soupçonner un seul instant l’immensité des toits.

Le coût de la nuit est modique, ce qui sans doute fait fuir les nantis. À eux le bas, la richesse et la promiscuité, à nous le bonheur des nuits sans fenêtres, des plafonds étoilés et des aspirations radieuses. Et surtout la compagnie des chats.

Le petit peuple de Paris se retrouve là-haut les soirs d’été, il goûte sans déplaisir l’inversion des hauteurs, en observant de temps en temps ce qui se passe plus bas.

John, assis à côté du vasistas, attendait son café, les yeux encore embrumés de sa nuit aux étoiles.

À l’arrivée du petit-déjeuner, il eut cette phrase glorieuse : « Et en plus, ils servent des croissants ! ». Ce qui acheva de nous réveiller…

*

Plus loin, beaucoup plus loin, les employés de l’hôtel se passaient déjà les commandes pour le dîner du soir.

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Un jeu typiquement anglais
Pascale Berthelot

D’un côté les spectateurs, de l’autre le match. Dans un cas, cela ressemble aux criquets, dans l’autre c’est vraiment du cricket.

L’homonymie est, comme on le voit, trompeuse. Nos amis anglais ont bien senti le danger d’une telle parenté, ils ne disent pas « criquets » mais « locusts » pour bien marquer la différence. C’est une tentative un peu vaine pour dissocier ce qui en français frappe à l’évidence.

Je voudrais prendre quelques instants pour explorer cette distinction et peut-être inciter d’autres chercheurs à poursuivre dans cette voie.

Pour aider les Anglais à combattre l’homonymie précédente, les Français ont également appelé les criquets « locustes ». C’est tout à fait sympathique mais cela nous éloigne du cricket. Au reste, je dois dire que tout, absolument tout, nous éloigne du cricket. Je veux dire du jeu, qui reste mystérieux de ce côté de la Manche.

Pour l’origine du cricket, c’est une autre paire de manches, puisque « cricket » vient de l’ancien français « criquet », du nom du bâton planté en terre, servant de but au jeu de boules. D’un point de vue formel, le cricket est donc bien un criquet (bâton).

L’on me dira, mais quel rapport entre le bâton « criquet » et le criquet qui dévaste nos campagnes ?

C’est tout simple : l’un fait « krikk » quand on le casse, l’autre nous les casse avec ses « krikk ». Dans les deux cas c’est une ancienne onomatopée (pour les plus jeunes, une onomatopée c’est comme miaou, coin-coin ou glouglou, cela n’a aucun sens mais on comprend tout de suite de quoi il s'agit).

On voit donc toute la subtilité des Anglais qui, non contents de cacher leur cricket bien à l’abri des criquets grâce à « locust », ont dissimulé l’origine de leur sport national pourtant bien attestée par ce « krikk » franco-anglais.

On pourrait, à ce stade, me reprocher qu’en français, on ne dise plus « krikk », qui est effectivement passé de mode, mais « crac » qui est plus moderne et qui nous éloigne du cricket. Je ferai simplement remarquer qu’en anglais, « crac-crac » se dit aussi « crack-crack », preuve s’il en est que nos amis anglais n’ont rien inventé.

Je résume : le cricket (anglais) vient bien du criquet (français) et les photos ci-contre sont donc parfaitement compatibles.

Reste une question : que vient faire le bâton « criquet » en relation avec le jeu de boules ? Ne trouverait-on pas en France l’origine de ce jeu de cricket qui nous paraît si délicieusement étranger ?

J’aurais vraiment aimé que ce soit le cas, mais une rapide étude montre le contraire : le jeu de boules est pour les Anglais un jeu de « bowls », et ce jeu de « bowls », c’est notre pétanque !

De là à croire que notre sympathique pétanque nationale serait apparentée à l’énigmatique jeu de cricket, il y a toute une mer.

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Une symbiose passagère
Pascale Berthelot

La grande dépression n’était pas encore là, mais par souci d’économie, on avait demandé aux policiers de faire aussi les feux de circulation.

Postés aux carrefours, ils actionnaient leurs lumières pour fluidifier le trafic, stopper les imprudents, et verbaliser tous ceux qui passaient devant eux quand ils étaient au rouge.

Au début, tous les conducteurs se félicitèrent de cette innovation, s’arrêter devant un appareil à lumière heurtait à l’époque l’esprit de nos concitoyens. « Pourquoi donc obéir au code couleur d’une machine ? » osaient certains réfractaires. La symbiose du policier et du feu tricolore avait fait taire ces critiques.

Les choses se gâtèrent au bout de quelques semaines. Certains policiers hors service commencèrent ici et là à jouer avec leurs feux. Le premier qui se mit au rouge eut la surprise de voir qu’il mettait à l’arrêt certains passants. Beau joueur, il décida de ne pas verbaliser ceux qui continuaient.

Un autre reprit l’idée avec plus de succès. Il réussit à stopper net une foule compacte sur une grande avenue commerçante.

La nouvelle se propagea. Pour le piéton, croiser un policier, c’était s’exposer à des retards, voire à des amendes. Certains astucieux louvoyaient à leur approche, faisaient mine de rien, et tentaient de passer sur les côtés.

Rien n’y faisait, les policiers étaient passés maître dans l’art de la giration, et se figeaient d’un coup bien en face des contrevenants : « Vous n’avez pas vu que je suis passé au rouge ? », « Mais vous étiez orange quand je me suis approché ! » « À l’orange, on s’arrête, sauf en cas de danger. Allez, vos papiers ! ».

Cette tyrannie des lumières dégoûta certains officiers qui décidèrent de se mettre continuellement au vert. Ils furent raillés par leurs collègues.

La solution vint peu à peu, elle fut le fait des enfants. Des gamins désœuvrés découvrirent que la filature d’un policier ouvrait des perspectives ludiques. Le policier agacé qui se retournait en rouge faisait leur bonheur : ils se figeaient d’un coup comme des statues, puis poursuivaient leur manège dès qu’il passait au vert.

Ce jeu eut plus tard un certain succès dans les cours d’école.

Pour l’heure, chaque policier fut bientôt suivi par des grappes d’enfants joyeux. Des parents démunis étaient entraînés par de petites mains tendues : « Regarde, maman, un policier ! Je peux jouer avec lui ? Maman, s’il te plaît ! »

Le préfet de police décida finalement que la plaisanterie avait assez duré. On retira aux policiers leur harnachement et on vota le budget des feux de circulation.

L’épisode laissa peu de traces, sauf dans la mémoire des enfants.

Il arrive encore que certains se mettent à suivre un policier, avec au cœur la délicieuse angoisse du moment où il se retournera. Tout rouge, tout vert, suivant les cas.

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Le travail d'Hercule
René Bottlang Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault

« Hercule, mon chéri, tu n’as pas vu mon napperon ? Tu sais bien le petit napperon blanc, très joliment brodé que je mets sur la table du salon ? »

Hercule était bien embêté, pour une fois qu’il était tranquille, il fallait que sa mère vienne le déranger. Concentré sur ses travaux, il réfléchissait à des plans compliqués pour vaincre l’Hydre de Lerne, puis Cerbère, puis les écuries de ce dégoûtant d’Augias.

« Hercule, tu as mis tes chaussettes ? Avec ce temps, mets-les s’il te plaît, tu sais bien que tu es sensible des pieds ! »

Hercule, bien que stoïque, bouillait en lui-même. « Douze travaux, c’était trop simple, c’était sans compter ma mère ». Il reprit pourtant ses réflexions : « Pour le lion de Némée, je passe par l’arrière, je le pique au flanc puis je recule, un coup à droite, un coup à gauche, et le tour est joué. »

« Mon chéri, viens m’aider pour la vaisselle, tu sais bien que l’eau froide est mauvaise pour mon arthrite. »

C’en était trop. Hercule au bord de la crise de nerfs, d’un coup se leva. Des fleurs à sa vue se pâmèrent. Il est vrai que debout, il paraissait plus grand.

Il tonna : « Mère, ne sais-tu pas ma destinée ? Ne vois-tu pas ces travaux dont on m’a chargé ? Je suis Hercule et dans le cœur des hommes je serai pour des milliers d’années le héros qu’ils acclameront. Laisse-moi me préparer ! »

Il ne s’attendait sans doute pas à ce qui allait suivre.

« Oh là, là, mon petit bonhomme, pas ce ton avec moi ! Tu vas commencer par te calmer, puis tu me rendras mon napperon, ensuite tu mets tes chaussettes et tu vas faire la vaisselle. Je ne sais pas pour qui tu te prends avec tes travaux, mais pour l’instant tu obéis à ta mère ! »

Le bouillonnement d’Hercule disparut dans l’instant. Il n’était pas préparé à affronter ces puissances. Légèrement penaud, il chercha une parole pour calmer la tempête. Il finit par trouver deux mots largement répartis : « Oui maman. »

Sur l’autel maternel, Hercule, le grand Hercule, était une nouvelle fois vaincu. Tous les héros, pour sa défense, avaient déjà subi le même sort.

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Rêve d'enfant
Mario Stantchev Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Elle s’en fichait un peu de l’eau qui débordait, l’important était ailleurs.

Dans la douceur de l’été finissant, Marie s’était prise au jeu de ses futurs. Et comme n’importe quelle enfant, elle se laissait porter par les évocations. Légèrement somnolente, bercée par le petit filet de la fontaine d’arrondissement, elle disparaissait peu à peu de l’image.

Elle était là sans y être tout à fait, comme on peut regarder une croix et croire à une présence. Sauf que pour elle, l’ordre était inversé : on croyait à sa présence mais elle n’était plus là. Si on avait pu, on aurait discerné un cirque, des fleurs, des danseuses et des jeux. On aurait discerné des avenirs en rose ou en bleu, on aurait vu les rêves. On aurait eu cinq ans.

Marie n’était plus là, elle voguait sur ses songes, bien décidée à ne pas revenir dans son triste quartier. La fontaine était son passage, sa porte d’entrée vers d’autres paysages, une petite faille dans sa vie où elle s’engouffrait vaillante, sûre de n’être jamais rattrapée.

Et puisque l’eau coulait, elle pouvait bien voler.

Elle se fit grande, une guirlande en parade et tout en défilé. Elle se fit belle, et inventa des regards comme des baisers volés. Elle se fit vieille, attentive aux jeux de ses petits-enfants. Elle eut mille vies et presque autant d’éclats, des reflets en pagaille où elle se regardait.

Et comment ne pas croire qu’elle connaissait le chemin ? Qu’elle savait les directions et qu’empruntant ses voies, elle construisait le seul monde qui soit vraiment en partage ?

Marie, la petite déesse de son univers, faisait de ses rêves des familiarités, soucieuse aussi d’en gommer les pointes et les aspérités. Elle lissait le monde pour le rendre plus éclatant. À cinq ans, ses désirs s’appelaient simplicité. Et dans ce monde d’enfant, elle se prenait à espérer, à croire aux débordements, à l’appétit des rêves pour la réalité. Elle patientait, sûre de l’incarnation du songe.

Et en contemplant la photo, on se sent presque rassuré. Le moment d’après n’existe pas. On l’imagine certes, mais il ne viendra pas. Au bord de son avenir, elle restera toujours incertaine.

Et nous ferons semblant d’attendre qu’elle ne se réveille pas.

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Multiplicité
René Bottlang Mario Stantchev Pascale Berthelot

D’où vient la puissance des collections de soldats ?

L’armée n’avait pas de nom, elle n’en avait pas besoin. Il suffisait de les voir pour être impressionné, un nom n’aurait rien rajouté. Cette absence alimentait les peurs, comment désigner ce qui n’est pas nommé ? Comment diffuser les nouvelles d’un attaquant inconnu ? On finit par l’appeler « l’armée », sans autre superflu.

Le pire était leur ressemblance, certains disaient leur identité. Puisque rien ne distinguait les soldats, leur disparition ne pouvait être imputée. Toujours d’autres reprenaient leur place, et là se jouait l’incertitude du nombre. Impossible à compter, les soldats de l’armée représentaient une quantité indéfinie, un affront au Comput, une impuissance mathématique. Ils s’en réjouissaient. Comme on peut se réjouir d’une puissance par la confusion, par une sorte de dégradation de la réalité, par une absence d’emprise.

Et puisque tous se ressemblaient, ils étaient aussi un tout, une force, une volonté massive qui pulvérisait les unités. « Je ne suis qu’un, mais mon nom est légion », leur devise terrorisait les chaumières. La marque du groupe les rendait plus fort, ils s’en réjouissaient secrètement. « Je ne suis pas seulement moi, je représente une puissance ! » La formule tonnait, ils s’en délectaient.

Secrètement aussi, nous aspirions à les rejoindre, à nous fondre pour renaître, à sentir derrière nous la poussée de l’emblème, à ne plus être seuls avec nos misérables secrets. Et puis quel plaisir d’imposer ! Quelle délectation de voir les regards abaissés, de deviner l’affaissement des pensées, de sentir les prosternations devant notre symbole.

L’armée peu à peu s’est diluée. Elle n’a pas résisté au passage du temps. Mais son idée demeure, elle est la jouissance commune des petits esprits et des petits capitaines. Elle s’est insinuée dans toutes les organisations, dans toutes les sociétés, dans toutes les entreprises. Sa devise reste entière, elle n’est pas corrompue.

Et chaque soir, chacun peut vaillamment se dire : « Moi aussi, je fais partie de l’armée ! »

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Épilogue
René Bottlang Mario Stantchev Camille Thouvenot Pascale Berthelot Denis Badault Stéphan Oliva

Je me demande ce que je fais là.

Est-ce vraiment cela ce que nous fûmes ? Des jeux et des éclaboussures, des rires d’enfants et plus tard la photo ? Des éclats de voix, des ballons, des dossiers, des rapports, des contentements de maisons, de travail, de marques, des plaisirs de table, des souvenirs de jeunesse, des naissances et des morts ?

Et quand tout ça aura disparu, tous on recommencera.

Il y a quelques secondes à peine, elles étaient joyeuses, toutes les demoiselles et les enfants aussi qui attendaient la passe. Il y a quelques secondes à peine, l’eau était délicieuse, la lumière idéale, l’atmosphère réjouie, tout aurait fait du cliché une magnifique carte postale. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas pris.

Je crois que j’ai douté que ce fût la réalité. Et c’est tellement facile plus tard de s’en convaincre, de penser : « Ah, mais c’est ancien ! », de se dire que nos présents sont bien sûr très différents, que l’unique est là, à nos pieds, que le passé est passé avec un point de compassion, et que ce qu’aujourd’hui nous sommes nous fait plus important. Certes, certes, nous tenons pour l’instant le haut du pavé, mais pour combien de temps ?

Il suffit juste d’attendre le prochain photographe.

Il viendra, bien sûr, et peut-être nous ressuscitera. Alors, comme tant d’autres, nous deviendrons image, nous intégrerons les tiroirs et les tables de nuit, et un jour sans doute, on ouvrira l’album : « Regarde comme ils sont drôles, ces clichés d’antan ! »

Je me demande ce que je fais là.

Est-ce vraiment ce que nous fûmes ? De légères parcelles de vie, couchées sur du papier.

Christophe de Beauvais, Chroniques minuscules, des mondes d'antan
[Rabat, 2016]

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